La crise syrienne et ses issues – Compte rendu de la soirée du 5 janvier 2015
« La crise syrienne et ses issues »
Lundi 5 janvier 2015
Étant donné le grand nombre d’inscrits, la table ronde initialement prévue rue de la Chaise, s’est finalement tenue à l’amphithéâtre de la Conférence des évêques de France, 48 rue de Breteuil, 75007 Paris, devant environ 180 personnes.
Extraits de l’invitation à la soirée
La violence de la crise syrienne semble la rendre inintelligible.
On en prendra la mesure en écoutant un témoin, vivant à Alep, la ville-martyre.
Hélas, cette violence de masse n’est pas un phénomène unique, un historien-politologue nous aidera à réfléchir sur le basculement dans l’horreur des massacres et l’énigme de notre propre barbarie.
Mais dans le souci de la spécificité syrienne, un économiste et démographe tentera de mettre à plat les ressorts complexes de cette société : ils perdureront dans une certaine mesure, malgré les événements et les interventions extérieures.
Enfin, un politologue, qui a analysé certains aspects de la crise de près, dégagera des logiques de désintégration et d’intégration institutionnelle et sociale : toutes ne sont pas idéologiques et politiques.
Sans prévoir l’issue exacte du chaos actuel, ces apports pluridisciplinaires pourront contribuer à conforter l’espoir d’une sortie de crise.
Table ronde présidée par Hervé Legrand, op, vice-président de Confrontations avec :
– un témoin : le Docteur Nabil Antaki, médecin-chercheur à Alep
– un historien et politologue : le Professeur Jacques Sémelin, directeur de recherche au CNRS (CERI-Sciences-Po), spécialiste de l’analyse des violences extrêmes
– un démographe et économiste, originaire d’Alep : M. Bahjat Achikbache (expert FMI/ Banque mondiale)
– un politologue et historien: M. Matthieu Rey, maître de conférences au Collège de France
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Notes de Véronique et Michel Sot
Dans son introduction, Hervé Legrand indique l’esprit dans lequel est réunie cette table-ronde, qui n’entend pas être une initiation aux complexités du Proche-Orient largement traitées par ailleurs, mais une démarche de rencontre avec les Syriens dans leur vécu, rencontre avec le cœur aussi bien qu’avec l’intelligence. C’est pourquoi la parole est d’abord à un témoin engagé, resté présent à Alep pour faire son métier, et ensuite seulement à des experts.
Témoignage de Nabil Antaki.
De passage à Paris, Nabil Antaki est médecin hospitalier à Alep (gastro-entérologue), et chercheur en hépatologie. Grec catholique syrien, il est aussi, avec son épouse, animateur de l’association Les Maristes bleus au service des Syriens démunis (70 % de la population en dessous du seuil de pauvreté), tant chrétiens que musulmans, sans distinction. Il précise qu’il intervient en tant que témoin et non en tant qu’expert.
- Nabil Antaki expose d’abord un état des lieux, d’où il ressort qu’un phénomène majeur auquel on ne pense pas vu de loin, est celui des déplacés. A Alep, c’est plus de 80% de la population qui a été « déplacée » souvent plusieurs fois. Chacun voit ainsi tous ses projets, de travail, de mariage, de construction, et tous ses rêves brisés.
Il rappelle quelques chiffres : 250 000 être humains tués en Syrie, très grand nombre d’amputés, 3, 5 M de réfugiés dans les pays voisins, 8 M de déplacés (sur une population estimée à 17 M d’habitants).
Le pays est détruit dans ses infrastructures économiques (usines démontées et transportées en Turquie) et dans son patrimoine : un des plus riche patrimoine culturel du monde est au pillage.
Alors que dans les villes du littoral ou dans une grande partie de Damas on vit normalement, Alep est prise en otage depuis le 23 juillet 2012. Après deux mois de coupure totale de l’eau, il y a actuellement distribution une heure par semaine ; il y a une heure d’électricité tous les deux jours. Des générateurs permettent de parer au plus pressé mais il faut du fioul : il n’y en a plus pour le chauffage et il fait froid à Alep. La pénurie touche toutes les denrées. Ces coupures d’eau et d’électricité sont intentionnelles et sont le fait de groupes armés rebelles.
Des bombardements ont lieu tous les jours, de part et d’autre, entre les quartiers du centre et ceux de la périphérie tenus par les rebelles. Et les blessés affluent à l’hôpital chaque jour.
Il faut ajouter à cela depuis un an les atrocités de Daech : égorgements, crucifixions, lapidations et esclavage que la plupart des musulmans rejettent. Mais il n’y a pas que Daech : on compte au moins cinq groupes islamistes qui représentent 90% des groupes rebelles.
- Comment en est-on arrivé là ?
Incontestablement tout n’était pas rose en Syrie en 1991 et le régime n’avait rien d’une démocratie à l’occidentale. Mais les espaces de liberté s’élargissaient ce dont témoignait le développement des investissements et du tourisme. Il y a eu l’énorme bavure policière de Deraa le 15 mars 2011. Mais dès le début, le mouvement n’a pas été spontané. Pour des raisons géo-stratégiques, il a été immédiatement reçu le soutien des Occidentaux, du Qatar, de l’Arabie saoudite et de la Turquie.
Comment expliquer que la résistance au manque de démocratie aboutisse à la destruction d’un pays ?
Les promoteurs de la démocratie sont-ils les Etats-Unis (Guantanamo, Abu Graïb, rapport du sénat américain sur la torture), la Qatar et l’Arabie saoudite ? Les Syriens sont dégoûtés, y compris de la Ligue arabe qui a adopté le parti de l’Arabie saoudite contre la Syrie. Dans les médias arabes, les premiers dirigeants de la Coalition font aujourd’hui leur mea-culpa parce que la Coalition est désormais aux mains des islamistes.
Il faut bien préciser qu’il n’y a pas de guerre contre les chrétiens, pas de guerre entre confessions musulmanes, pas de guerre révolutionnaire non plus, mais bien une guerre de destruction.
- Quel avenir ?
Pour trouver une issue, il y a, pour Nabil Antaki, quatre préalables :
– arrêter d’exiger de départ de Bachar. On ne peut pas négocier autrement.
– combattre Daech effectivement : les bombardements spectaculaires ne servent à rien parce que Daech est dans les villes. Il faut coopérer pour cela avec l’armée syrienne qui n’est pas « l’armée de Bachar » mais celle des enfants de tous les Syriens qui font le service militaire.
– fermer la frontière de la Turquie par où arrivent les extrémistes de Daech.
– que le Qatar et l’Arabie saoudite cessent de financer.
Parmi les initiatives en cours,
– les grandes négociations internationales de type Genève sont sans effet.
– il faut être attentif à l’initiative russe pour le 27 janvier prochain.
– mais surtout il faut agir à partir de la Syrie, comme essaie de le faire le mouvement « Alep d’abord » depuis mai 2014. La population d’Alep, prise en otage, est victime de crimes contre l’humanité (privation intentionnelle d’eau et d’électricité). Avec la communauté Sant’Egidio a été élaboré un plan « Sauver Alep » : geler les combats et acheminer l’aide humanitaire. Le nouveau représentant de l’ONU y travaille depuis deux mois. Bachar serait d’accord.
Une solution négociée pour Alep serait un premier pas qui pourrait faire école.
Jacques Sémelin : Penser la violence extrême, la comprendre (et non la justifier).
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune (1937), à propos de la Guerre d’Espagne : « Notre monde est mûr pour toutes formes de cruauté, toute forme de barbarie … ». La situation en Syrie est pire que celle de l’Espagne en 1937. Elle pose comme elle, et comme d’autres événements du XXe siècle, la question de la violence extrême et de notre propre barbarie.
Jacques Sémelin envisage plus particulièrement dans son intervention la figure du massacre, action, le plus souvent collective, de destruction de non-combattants. C’est horrible et monstrueux, mais cela ne nous dispense pas d’aller au-delà de l’émotion pour essayer de comprendre. Il propose trois voies d’approche de la violence extrême.
- Le massacre est une action rationnelle. Ses pratiques relèvent d’une certaine rationalité, d’un calcul pour conquérir le pouvoir ou y rester. La violence extrême n’est pas « dans le sang » de tel ou tel groupe (« ils ont cela dans le sang »), ni dans telle ou telle culture. Elle ne vient pas de l’extérieur : on a pu calculer qu’il y a eu au XXe siècle 155 millions de morts du fait de leur propre gouvernement, comparer avec les 35 millions des deux guerres mondiales.
- Mais le massacre échappe aussi à la raison. C’est « un vent de folie » (Jean Hatzfeld à propos du Rwanda). Primo Levi : « Il y a quelque chose de fou dans ce lieu ». La violence dépasse de façon délirante l’objectif qu’elle s’était d’abord fixé (par ex. s’emparer d’un territoire). Des éléments de paranoïa l’animent : l’autre est le mal absolu, le diable, et les atrocités sont réciproques. Tout est possible. La majorité des personnes impliquées sont des gens ordinaires pour lesquels le mal devient banal.
- Le massacre, comme la torture, est une opération de l’esprit humain (les animaux ne torturent pas). Il commence en amont par une vision de l’autre à humilier, violer, tuer. Le réel et de l’imaginaire s’imbriquent dans la vision que l’on a de l’autre : méfiance, peur peuvent prendre des formes délirantes (la Terreur de 1792). La méfiance et la peur peuvent être construites en idéologie par ceux qui font profession de l’esprit dans une société ou un pays en crise : il y aurait un « nous » et un « eux ». Si l’on commençait par se débarrasser « d’eux », qui sont « en trop », tout irait mieux. Et avec « eux », il y a les suspects dont il faut se débarrasser aussi (« Le pire des ennemis est dans nos rangs » Lénine).
De ce « eux », se déduit un « nous » : nous sommes de victimes de l’histoire, mais aujourd’hui nous allons retrouver notre pureté et notre sécurité. Celui qui va devenir un criminel de masse se présente d’emblée comme un innocent. C’est le trou noir de notre propre barbarie.
Bahjat Achikbache, Mise en perspective démographique et économique de la crise : la Syrie en 2011.
Depuis une cinquantaine d’années, des transformations importantes ont généré une situation de blocage pouvant amener une crise pré – révolutionnaire : d’où une demande de réformes radicales.
La population de la Syrie a été multipliée par 6, 5 entre 1950 et 2010, passant de 3 à 22 millions d’habitants (population réduite depuis, peut-être, à 17 millions).
Le PIB par habitant, en dents de scie depuis 1970, s’est légèrement amélioré dans la première décennie du XXIe s. mais :
– plusieurs sécheresses ont généré un fort exode rural vers Alep et Damas en particulier.
– une libéralisation non préparée de l’économie. Les entreprises ayant perdu leurs protection ont licencié : chômage.
– 1, 5 M de réfugiés irakiens se sont installés et 500 000 travailleurs syriens sont revenus du Liban (plus d’envoi de devises)
– la crise mondiale de 2008 a été durement ressentie et aggravée par l’accord de libre-échange avec la Turquie la même année.
– une politique d’ajustement structurel a été menée, impliquant une réduction des dépenses d’éducation et de santé.
En 2011, malgré le tourisme, l’économie syrienne était mal en point et la croissance démographique élevée. Le chômage est à 20% (sans les femmes). Il y avait d’importants éléments intérieurs de crise sociale et économique en Syrie, indépendants des pressions extérieures.
Matthieu Rey, Eléments d’analyse historique.
-Aucune grille de lecture confessionnelle ne peut rendre compte de la situation en Syrie : la diversité est la règle.
– On peut distinguer trois périodes dans le temps court de l’histoire syrienne récente :
- Mars 2011-février 2012. Un processus révolutionnaire de rupture, non voulu au départ, s’est développé face à un État qui résiste : 400 000 prisonniers ont disparu.
- Février 2012-début 2013. Bombardement systématique de Homs. Militarisation du conflit.
- Depuis 2013. Epuisement de la Syrie et internationalisation : 30 000 combattants étrangers dans les forces qui s’opposent, y compris celles du régime.
– Importance des phénomènes de solidarités régionales et locales : la situation géopolitique semble reconstituer celle établie par l’Empire ottoman au XIXe s.
– Deux cents ONG sont en action à l’intérieur de la Syrie. Elles constituent la principale force des Syriens.
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Premiers retours « à chaud »
→ Très grand merci pour cette soirée … trop courte mais si enrichissante.
Hervé et Véronique Letellier (reçu le 5 janvier)
→ Merci beaucoup pour la soirée hier soir et les différents apports très riches et qui nous font réfléchir. Beaucoup d’inconnues pour un avenir à débloquer….Nous avons beaucoup aimé le témoignage de Nabil, l’intervention de Jacques Sémelin et de Matthieu Rey. La perspective des « massacres » à la lumière de l’Histoire mondiale fait froid dans le dos… Jacques Sémelin nous a remis en perspective la réalité de mécanismes pour aujourd’hui. Quand il nous a dit que au-delà des connaissances, le recul, le dialogue, il y a le « trou noir » incompréhensible par tout expert et que faire?… cela inquiète vraiment.
Une bonne nouvelle: des imams sont reçus à Rome et seront à l’audience avec le pape François, demain.
Jacques et Marie Dominique Carton (reçu le 6 janvier)
→ Soirée passionnante et passionnée hier soir dans la salle des conférences des évêques de France, rudement bien équipée pour écouter, prendre des notes et éventuellement intervenir. Les quatre exposés , différents dans leurs propos et toujours extrèmement intéressants n’aboutissaient pas aux mêmes conclusions et à 21 h quand il a fallu quitter les lieux la tension grandissait.En sortant j’entendais beaucoup d’échanges en Arabe . (…).
J’ai quitté ma réunion (précédente) avant la fin mais cela valait le coup !
A bientôt et paix et fraternité comme disait mon Papa.
Françoise Bastien-Narcy (reçu le 6 janvier)
→ J’étais à votre soirée du 5/1/2015, où le témoignage du Dr Nabil Antaki, médecin-chercheur à Alep a montré ce qui se passe récemment dans sa ville, où il exerce encore. Il entrevoit une amélioration avec la rencontre à Moscou le 27/1 et les essais de San Edigio et de l’ONU pour que les combats cessent… au moins déjà à Alep.
Le professeur Jacques Sémelin a vraiment dominé la soirée, en montrant la sorte de « rationalité délirante » de la « violence extrême » = « massacre par actions violentes, le plus souvent collectives, de destruction de non combattants ». Si l’un fait des atrocités, l’autre en fait autant. La représentation de l’autre, vu comme un ennemi qui est en trop…
Les deux autres « experts » me semblait convaincus de « posséder la vérité ». « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve » (avance le Soufi Djalal ad Din Rumi)
J’ai aimé l’intervention finale du prêtre de St Julien le pauvre (91 ans, à côté de moi), dont la soeur vient d’être tuée à Alep par un bombardement vraisemblablement « rebelle »: Cessons les palabres. Il faut aujourd’hui s’occuper du malade syrien : Que tous les bombardements cessent! Fermer les frontières aux armes et aux combattants qui ne sont pas syriens ».
Que 2015 voit une amélioration à Alep, puis en Syrie!
Jacques Bancal (reçu le 7 janvier)
Merci encore pour cette intelligente soirée de lundi sur la Syrie, d’autant plus impressionnante que les interventions ne convergeaient pas et que le massacre d’hier accentue son caractère dramatique et courageux
Elisabeth Dufourcq (reçu le 8/1)