La crise de Confrontations à la lumière de celle du CCIF
Confrontations est née en 1977, d’un rapprochement entre deux organisations en crise : le Centre Catholique des Intellectuels Français, et les Semaines Sociales. Cette naissance se fait dans un contexte de crise qui présente des analogies avec la situation actuelle. Voir comment ces prédécesseurs ont analysé cette situation, et posé des choix, peut nourrir la réflexion des dirigeants et membres actuels de Confrontations.
Points communs avec la situation actuelle
Polarisation du catholicisme
Dans la crise actuelle de Confrontations, plusieurs membres diagnostiquent la rupture de plus en plus nette entre « observants » et « conciliaires », réutilisant les catégories de Yann Raison du Cleuziou.
La crise du CCIF était aussi liée à une polarisation du catholicisme, même si les acteurs n’étaient pas exactement les mêmes. Dans les années post-conciliaires, et surtout post-68, s’opposent des catholiques progressistes, qui valorisent l’aspect révolutionnaire de la foi, et veulent s’engager dans la contestation de l’ordre établi au nom du Royaume, et les catholiques conservateurs, désarçonnés par les évolutions de l’Église et de la société. Certains se regroupent dans les « silencieux de l’Église » (lancés par Pierre Debray en 1969), d’autres suivent Mgr Marcel Lefebvre, notamment dans la contestation de la réforme liturgique et de la réforme doctrinale (liberté religieuse…). Les catholiques « conciliaires » se retrouvent pris entre deux feux.
Le CCIF est impacté par cette polarisation. L’historien René Rémond, qui le dirige depuis 1965, est tenant de cette ligne conciliaire. Il voit le CCIF comme un « un lieu de rencontre », « un point de ralliement », et il considère que cette fonction est « plus urgente encore compte-tenu de la situation de l’Église ». Ce positionnement est contesté sur la gauche : au sein de son équipe dirigeante, le scientifique Claude Astier, partisan d’un soutien explicite des étudiants en Mai 68 et d’une ligne progressiste, démissionne face à ce qui est vu comme un « centrisme équivoque ». À droite, le CCIF est aussi l’objet de récriminations. La conférence de Dom Helder Camara organisée en mai 1970 est troublée par des catholiques intégristes. Le CCIF doit faire face aux critiques du journal France catholique de Jean de Fabrègues, du cardinal Daniélou ou de Jean Guitton (qui font pourtant partie tous trois du comité directeur).
Selon Claire Toupin-Guyot, le rôle de « carrefour » est difficile à tenir dans le contexte des années 1970 :
« Mais en essayant de concilier tradition et modernité, le Centre participe pour les tenants de l’orthodoxie à la dissolution identitaire. […]. Inversement, aux yeux d’autres chrétiens, l’ouverture semble insuffisante, pire, funeste, puisqu’elle ne fait que confirmer les dangers d’un simple réformisme. À l’heure de l’affirmation de l’identité chrétienne ou à son dénigrement systématique, cette volonté d’entre-deux déplaît. Cette foi en la nécessité et en la valeur du milieu, ce centrisme dont les animateurs sont pleinement conscients, dont ils connaissent les limites et qu’ils assument, va être l’objet d’un total rejet1. »
Difficulté de la relève générationnelle
Comme Confrontations l’est aujourd’hui, le CCIF était confronté à un problème de relève générationnelle. La génération représentée par René Rémond (née à la fin des années 1910, et au début des années 1920) a du mal à passer le flambeau à la génération née dans les années 1940 et 1950.
Au-delà de la crise de transmission au sein du catholicisme, il y a des motifs d’ordre professionnel (liés peut-être au durcissement des conditions de la carrière académique : avec la raréfaction des postes, il devient nécessaire de s’investir pleinement à l’Université, ce qui freine les engagements annexes). Il y a aussi une crise plus générale du militantisme, liée à un changement de valeurs, la nouvelle répartition plus égalitaire des tâches domestiques entre hommes et femmes, l’importance croissante donnée au bonheur privé : l’institution, discréditée par Mai 68, ne justifie plus qu’on lui sacrifie son temps et sa vie.
Éclatement et pluralisation
Enfin, comme Confrontations l’est aujourd’hui, le CCIF est confronté à un éclatement du dispositif militant catholique. Dans les années 1930, sous l’impulsion de Pie XI, une Action catholique très centralisée s’était mise en œuvre. Secteur par secteur, des organisations fédéraient les énergies des baptisés (Jeunesse étudiante chrétienne, Action catholique des ouvriers….), sous la conduite de l’épiscopat.
Ce modèle éclate dans les années 1960 et 1970, avec une pluralisation de ces structures, en fonction des sensibilités2. Concernant le monde universitaire et intellectuel catholique, le CCIF est confronté en 1971 à l’organisation d’un « colloque européen d’intellectuels catholiques », lancé par Gérard Soulages, un philosophe proche de Maritain et des Silencieux de l’Église. Soulages est en contact étroit avec le cardinal Daniélou qui cautionne de son autorité la manifestation.
Stratégie choisie
La stratégie de René Rémond et du CCIF est évolutive
Absorber la concurrence et recréer de l’unité
Tout d’abord, on note un effort pour absorber les initiatives concurrentes, et tenter de garder une sorte de monopole sur le mouvement des intellectuels catholiques.
En 1973, René Rémond écrit à Gérard Soulages pour lui proposer d’intégrer le CCIF, ce à quoi l’intéressé ne dit pas non, car il est sensible à la question de l’unité :
« Je crois qu’est venu le temps de la fidélité et de la Réconciliation des chrétiens catholiques si terriblement divisés. Et pour ce dernier point, je compte sur vous, je l’avoue3. »
Cette tentative pour recréer du commun, au sein d’un catholicisme éclaté, passe aussi, lors de la semaine des intellectuels catholiques de 1973, par la création, en lieu et place de la synthèse finale, de carrefours, dans lequel les auditeurs confrontent leurs points de vue. Les responsables du CCIF semblent prendre acte de l’impossibilité d’un discours commun, avant que les participants ne se soient écoutés les uns les autres dans leur diversité. L’irréductibilité des différences d’opinion est compensée par le partage des expériences personnelles.
Intégrer les catholiques observants
La proposition faite par René Rémond à Gérard Soulages peut-être non seulement vue comme le souci d’incorporer un challenger mais aussi comme la manifestation d’une volonté de rééquilibrer le CCIF vers la droite, dans un contexte de recomposition du catholicisme français dans un sens plus traditionnel, alors même que les contestataires s’éloignent, passant d’une protestation intérieure à une séparation d’avec l’institution4. La semaine de 1973, axée sur la thématique « Qu’est-ce qu’être chrétien ? », organisée en novembre au lieu de mars, fait appel à des catholiques clairement classés à droite : Jean de Fabrègues, le professeur Jérôme Lejeune, le père Gustave Martelet5. C’est là une des adaptations que Rémond et son équipe, désormais restreinte, mettent en œuvre.
La stratégie fonctionne à moitié. En 1975, le thème « la transmission de la foi » permet de faire dialoguer le jésuite Joseph Moingt et le dominicain Serge Bonnet, qui ont des vues opposées sur les pratiques sacramentelles. Les deux religieux sont écoutés sans agressivité par un public majoritairement composé de « Silencieux de l’Église ». Mais les effectifs n’ont plus rien à voir avec la grande époque des Semaines des intellectuels catholiques.
Réduire la voilure
Face à la baisse d’une part des forces vives au sein de l’équipe du CCIF, face aussi à la désaffection du public, aux difficultés financières, décision est prise de réduire la voilure. En 1973, la Semaine des intellectuels catholiques est concentrée sur trois jours au lieu de huit. Mais cette stratégie ne fonctionne pas pleinement, car elle se révèle plutôt démobilisatrice.
Réflexion sur la raison d’être
C’est en tenant compte de l’échec de ces différentes options qu’une partie de l’équipe du CCIF étudie la question de sa raison d’être :
« Nous n’en sommes plus au stade où nous pourrions choisir librement notre mission ou combiner des objectifs en fonction de nos goûts ou de nos préférences. Pour juger de notre utilité, il faut renverser les thèmes du problème et nous demander quels seraient les inconvénients de notre disparition – éventualité qui ne peut être ni exclue ni, surtout, isolée des autres disparitions ou réductions d’activité dont se trouvent menacées les institutions voisines de la nôtre6. »
Trois fonctions stratégiques sont dégagées :
« 1/ Maintenir un lieu où puissent se rencontrer pour débattre librement en public ou en privé
– les Chrétiens, clercs ou laïcs de différentes tendances
– les Chrétiens et les non-chrétiens qui estiment avoir quelque chose à se dire.
2/ Maintenir un foyer où soient respectées toutes les exigences et toutes les dimensions de la recherche scientifique, et où les résultats de celle-ci puissent être périodiquement évalués et appréciés par des croyants.
3/ Entretenir un vivier dans lequel il sera possible, ultérieurement, de puiser les bonnes volontés pour assumer une partie de la fonction enseignante de l’Église »
Se regrouper avec des organisations voisines
La réflexion aboutit à l’idée que ce qu’il faut sauver, c’est moins l’institution CCIF, que sa fonction, et que pour cela, le plus pertinent consiste à établir une « coopération organique » avec d’autres institutions ayant des finalités analogues, mais elles aussi en difficulté. La possibilité d’un rapprochement avec les Semaines Sociales de France et la Paroisse universitaire, elles aussi en pleine crise est explorée à travers une plate-forme de rapprochement. L’idée est de constituer une équipe « à partir des reliquats des institutions existantes » et de « concentrer les ressources et les moyens matériels disponibles dans les divers groupes concernés pour conserver au moins un local de réunion et un secrétariat ».
En mai 1976, le rapprochement entre le CCIF et les Semaines sociales est annoncé :
« Ce message, qui vous est adressé par les équipes dirigeantes des Semaines sociales et du Centre catholique des intellectuels français, n’est ni un avis de décès, ni un faire-part de mariage, mais plutôt un extrait de naissance. (…). Les deux équipes du CCIF et des Semaines sociales ont décidé dès maintenant de fusionner leur action, c’est-à-dire d’assumer en commun les responsabilités qui leur incombent en vertu des engagements pris antérieurement par chacune d’elles. Mais il ne s’agit là que d’une formule transitoire. Notre objectif n’est pas seulement d’unir nos forces pour poursuivre nos activités mais de créer une structure nouvelle pour animer de nouveaux modes d’intervention. »
En décembre 1976, la création de Confrontations est actée. La nouvelle association est officiellement lancée en juin 1977, et commence son activité à travers des groupes de travail :
« ‘‘Confrontations’’, un organe de travail et un lieu de rencontres, dont les ‘‘Semaines sociales de France’’ et le CCIF (…) avaient décidé la création en décembre 1976 vient de naître et propose un appel, un projet et des groupes de travail. En même temps, il se fixe une échéance : 15-16 octobre 1977. À cette date se tiendra son premier rassemblement à Paris7. »
Le premier rassemblement en octobre 1977 attire 120 personnes. Il s’agit désormais moins de fonctionner comme une « centrale de conférences » que comme un « club » permettant à un noyau restreint d’intellectuels de confronter leurs points de vue.
Même si les Semaines sociales reprennent leur indépendance dès 1978, Confrontations continuera son chemin.
Conclusion
Aujourd’hui, 45 ans après la crise du CCIF, qui lui a donné naissance, Confrontations se retrouve à son tour en crise. Le contexte présente des similitudes, et les tendances du milieu des années 1970 (éclatement, polarisation, désintermédiation…) semblent accentuées. La réflexion courageuse conduite en 1976-1977 peut peut-être inspirer celle de 2022 :
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Quelles sont les fonctions que remplit Confrontations et qui doivent être maintenues ?
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Quels rapprochements possibles avec d’autres institutions ?
De mon point de vue de bordelais, participant à la mise en place de « jeudis d’éthique publique »8, sur le modèle des mardi d’éthique publique du Centre Sèvres, il me semble que la province serait le lieu pertinent pour favoriser ces rapprochements. Cette initiative fédère la revue Études, les amis aquitains des Semaines sociales, et d’autres organisations ignatiennes. Confrontations pourrait-elle contribuer à ce type d’initiatives, et aider à sa dissémination dans d’autres villes de province ?
Charles Mercier
25 mai 2022
1. Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française. Le Centre catholique des intellectuels français, Rennes, PUR, 2002, p. 298.
2 Paul Airiau, « Réguler la pluralité catholique, 1945-1979 » dans Valentin Favrie, Charles Mercier et Christian Sorrel (dir.), Cent ans de gouvernement de l’Eglise catholique en France, de l’Association des cardinaux et archevêques à la conférence des évêques (1919-2019), Rennes, PUR, 2022, p. 125-137.
3. Lettre de Gérard Soulages à René Rémond, 12 décembre 1973, BnF, Manuscrits, NAF 28390, boîte 58 quater, dossier 1.
4. Sur la protestation intérieure et extérieure, voir : Joachim Wach, Sociologie de la religion, Paris, Payot, 1955, p. 139 et suivantes.
5. Liste des invitations et des réponses pour la semaine de 1973, BnF, Manuscrits, NAF 28390, boîte 58 quater, dossier 1. L’ouverture de l’éventail des sensibilités est relevée par La Croix dans l’article consacré à la semaine dans l’édition du 27 novembre 1973.
6 Plateforme du CCIF, 1976, archives René Rémond, BnF.
7 La Croix, Mardi 21 juin 1977, p. 8