Quelle culture pour quelle société ?
Le fonctionnement de la société requiert l’existence de bases culturelles faites d’orientations communes, d’un langage commun, d’une interprétation commune de la réalité, tous éléments constitutifs du monde commun nécessaire à l’existence d’une société politique. Or, on peut se demander si les dysfonctionnements actuels de la fonction politique ne sont pas dus au fait qu’alors que ce n’est pas son rôle, elle s’escrime à pallier l’inexistence ou la faiblesse de la dimension culturelle qu’elle a, en revanche, largement contribué à affaiblir ou même à vider de sa substance. D’une certaine manière, elle l’a fait sans se rendre compte de ce qu’elle faisait.
Sensible néanmoins aux risques de dislocation de la société, elle ne cesse de faire appel aux valeurs républicaines, alors que ces valeurs sont bien insuffisantes à aider un individu à se construire. Or, c’est bien de cela dont il s’agit d’abord quand il s’agit de culture. Dans cette habitude d’en revenir encore et toujours aux valeurs de la République, il y a l’idée que l’injonction morale suffit, alors qu’il faudrait se poser, d’abord, la question de la capacité des individus à y répondre.
Olivier Roy a raison d’attirer notre attention sur ce point quand il critique la « tendance à réduire les cultures nationales à des ensembles de valeurs essentielles clairement identifiées, ce qu’elles ne sont pas ». Il pense que cette essentialisation comporte deux dangers : – celui de la folklorisation de la culture : « réduire la culture à des traits caricaturaux comme l’ “aperitif-saucisson-vin” en France ; – celui de son idéologisation : croire qu’une culture nationale peut se réduire à un système totalisant et cohérent, comme le fait de prendre la laïcité pour un ensemble de valeurs qui, en définitive, entrent en contradiction ; « la laïcité qui est définie comme tolérance, alors que, précisément, elle est utilisée pour expulser la religion de l’espace public ». (1)
Mgr André Vingt-Trois, pour sa part, ajoute, dans son homélie lors de la messe pour les victimes de Saint-Etienne du Rouvray, : « On invoque souvent les valeurs, comme une sorte de talisman pour lequel nous devrions résister coûte que coûte. Mais on est moins prolixe sur le contenu de ces valeurs, et c’est bien dommage. Pour une bonne part, la défiance à l’égard de notre société – et sa dégradation en haine et en violence – s’alimente du soupçon selon lequel les valeurs dont nous nous réclamons sont très discutables et peuvent être discutées. »
La culture est d’abord ce qui, dans le patrimoine commun, permet à l’individu de se situer dans l’existence, de comprendre ce dont il s’agit, d’accéder à la capacité de gérer sa vie, d’acquérir les éléments nécessaires à l’interaction avec les autres dans la vie collective, en un mot, de s’identifier.
Quels éléments ? Les occasions de faire l’expérience de soi, la langue pour traduire cette expérience et la partager ; ce qui valorise l’individu ; ce qui lui donne le sentiment de son existence et l’envie d’exister. L’inscription cohérente des événements de sa vie dans une histoire, son histoire.
L’âge de l’adolescence se caractérise par la concomitance de l’accès à la responsabilité de soi et de l’absence de capital d’expériences fondant la définition de soi, du vaste éventail des horizons de vie théoriquement possibles et de la prégnance des contraintes qui réduisent ces possibilités. Chaque fois qu’une issue est trouvée, la confiance se constitue, l’espérance que cela peut se reproduire permet de patienter, de progresser dans les moments d’obscurité. L’individu a ainsi besoin d’un capital d’expériences réussies pour fonder son espérance. Petit à petit, il parvient, selon l’expression de Damien Leguay, à « se hisser à hauteur de monde commun ».
De quelles ressources dispose-t-il pour cette tâche ?
D’abord de la transmission des modèles parentaux, la transmission par ceux qui ont déjà fait l’expérience de la construction d’eux-mêmes, quelle que soit la façon dont ils l’ont faite et quelle que soit la façon dont elle est accueillie : l’admiration – la reconnaissance des personnalités et des parcours -, ou la prise de distance, – c’est ton histoire que je ne saurai reproduire -, ou encore le rejet, conduisant à une construction de soi par opposition à l’autre.
Parmi les personnes attentives à l’importance de cette transmission, Benoît XVI, qui, dans ses vœux à la curie romaine, le 21 décembre 2012, disait : « J’ai été frappé du fait qu’au Synode, on a souligné à maintes reprises l’importance de la famille …, comme lieu authentique où se transmettent les formes fondamentales du fait d’être une personne humaine. »
Cependant, quel que soit le contenu de ce qui lui est transmis, l’individu, s’il veut entrer dans un processus d’individuation, c’est-à-dire, un processus qui amène à fonder son identité sur les sources stables de son intériorité (2) ne saurait échapper à la confrontation avec lui-même, à partir de ce qui lui arrive. Pour s’éprouver, pour se comprendre, pour avoir un objet de retour sur soi, il a besoin d’événements. D’où l’importance de lui fournir l’occasion de faire l’expérience de lui-même, notamment par l’exercice d’un rôle social ; d’où l’enjeu, essentiel à cet égard, de l’emploi. Il peut s’agir aussi, comme le souligne Heidegger, « d’éprouver sa propre existence à partir de la détresse, d’entrer dans la détresse de la vie, de consentir à entrer de soi-même dans la détresse, à accepter sa propre solitude dans laquelle l’existence est mise en face d’elle-même ». Nul ne peut exonérer l’individu de ce type d’épreuve qui, en revanche, fonde le respect infini qui lui est dû.
Ce n’est que s’il a pu faire ainsi l’expérience de lui-même qu’il pourra, utilement pour lui et pour les autres, rejoindre, ensuite, les communautés et associations dans lesquelles l’homme dépasse son idiosyncrasie et s’éduque à son humanité. Ce faisant, il est amené à soumettre son libre-arbitre à la loi d’autres avec lesquels il va tenter d’élaborer un peu de monde commun, échappant à l’impasse signalée par P. Manent : « On note aujourd’hui une sorte d’illimitation de l’idée de liberté qui va jusqu’à l’horreur de tout ce qui est donné et que l’on n’a pas choisi. L’horreur sacrée était suscitée jadis par celui qui transgressait la loi. Désormais, l’horreur sacrée est suscitée par la loi elle-même. L’opinion dominante juge inacceptables les conditions qui nous sont données par la vie elle-même, en particulier la différence sexuelle. Nous sommes très occupés à décomposer le monde humain et à le recomposer sur la base exclusive des droits illimités de l’individu. C’est en un sens le triomphe des Lumières, mais ce pourrait être simultanément leur fin, puisqu’au lieu de contribuer à rendre le monde plus habitable, elles s’épuiseraient à attaquer et à dissoudre les communautés et associations dans lesquelles l’homme s’éduque à l’humanité » (3).
Parmi les communautés où l’homme peut s’éduquer à l’humanité, il y a, – du moins, cela participe-t-il en principe de leur vocation -, les communautés religieuses, car elles ont porteuses de la parole divine qui, selon Mustapha Cherif, un musulman, « a pour but d’aider l’être humain, présenté comme créature privilégiée, doué de raison et du cœur, à assumer ses responsabilités pour connaître ses droits et ses devoirs, trouver le chemin de l’équilibre » (4). Philippe Bordeyne, qui appartient à une autre culture religieuse, ne dit pas autre chose : « En proposant des lieux concrets où chacun peut apprendre à cultiver sa propre intériorité, l’Eglise contribue au bien de la communauté humaine » (5).
Le rôle d’un corpus religieux, pour autant qu’il ne fasse pas acception des personnes, est d’ouvrir l’horizon sans restriction à chacun, avec, toutefois, la difficulté de raccorder cet horizon à sa situation concrète. L’écart peut être considérable entre ce qui est préfiguré et ce qui est expérimenté concrètement, entre la définition anthropologique latente dans le corpus religieux, pouvant servir de support à la perception de soi, et la possibilité personnelle de se retrouver, un jour ou l’autre, dans cette définition. Mais il y a là une ressource dont notre conception de la laïcité sous-estime l’importance, ainsi que le note Philippe Herzog : « Un des problèmes majeurs est aussi la relation des religions à la sphère politique et à la société. Ignorer, nier ou dénigrer leur rôle dans la formation et la culture, comme c’est souvent le cas en France, c’est ne pas pouvoir comprendre d’où nous venons, ni connaître ce que pensent les autres sociétés » (6). « Quelque chose ne va pas en Europe. Il y a un déficit de pensée profonde, une faiblesse devant l’infini, un désinvestissement de la transcendance, qu’on repousse dans les arrière-mondes au profit de l’immédiat, de l’immanent. On a perdu le rapport à la grâce » ajoute, pour sa part, Fabrice Lucchini (7). Ce qui signifie : restreindre la réalité à ce qui est directement appréhendable et, ce faisant, dévaluer, par avance, toute recherche et toute attente d’un au delà de soi. Une telle prétention débouche sur l’interdit de l’existence et de toute espérance à ceux qui n’ont pas les ressources de faire face aux réalités ordinaires (8).
L’histoire de l’ensemble humain auquel il appartient est, pour l’individu, une autre ressource, faite de rapport au passé, de patrimoine de biens culturels qui nous sont légués et que nous n’avons pas à produire par nous-mêmes. En revanche, nous pouvons les détruire, faute d’attention ou parce que nous avons tendance à les dévaloriser, à les renier, ce à l’égard de quoi Rémi Brague nous met en garde : « Notre rapport au passé est tel que nous vivons de biens culturels que nous ne produisons pas, voire que nous détruisons, tels des parasites » (9).
Alors que le passé nous constitue, nous nous arrogeons, en plus, le droit de le juger, ce qui peut nous conduire à le supprimer de nos mémoires. Ce faisant, nous oublions, entre autres, que « ce qui fait une société n’est pas le consensus, mais la façon dont la société a été façonnée par les tensions, parfois même la guerre civile : il s’agit d’une histoire partagée, faite de conflits, non de consensus » (10).
Ainsi, la société, par son existence même, appelle-t-elle l’individu à être, c’est-à-dire à construire sa capacité d’autonomie et de responsabilité, par autolimitation de cette autonomie. Cette autonomie passe par l’acquisition d’un savoir, d’une capacité relationnelle, par l’acquisition progressive d’une capacité pour les autres, d’une capacité à renvoyer en retour à la société le surcroît de sens généré par soi-même. On peut penser, à titre d’exemple d’élaboration laborieuse de cette capacité personnelle à partir d’une situation où elle faisait particulièrement défaut, à celui qui nous a été donné par Monsieur Pozzo di Borgo dont l’expérience et l’histoire ont été relatées dans le film « Les Intouchables ». La solidité et la cohérence d’une société sont constitués de ce type de parcours.
« La culture est quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération transmet à la suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses situations existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres défis » (11).
Si la fonction politique, dont ce n’est d’ailleurs pas le rôle, est impuissante à susciter ce type de processus, encore doit-elle être attentive à ne pas le gêner, encore moins à l’empêcher, ce qu’elle ne se prive pas de faire.
Tout d’abord en méconnaissant les enjeux et les conditions requises par la construction de soi des individus. Elle contribue à fragiliser les structures familiales. Elle encourage de façon privilégiée et inconsidérée le déploiement des autonomies personnelles jusqu’à en faire le critère ultime de la qualité du fonctionnement collectif. Elle opte, dans le champ de l’éducation, pour un tri dans les références utilisées, cela au profit de systèmes non éprouvés par la pensée ou par l’histoire. Ce faisant, elle obère les possibilités de la construction de soi des individus en contribuant à déconstruire les systèmes de repérage dont ils ont besoin pour ce faire. Un exemple d’une telle déconstruction en est donné quand elle favorise la diffusion de la théorie du genre par le système éducatif dont elle a la charge (*). Ce qui fait dire à un Pierre Manent que « …l’Etat, à l’œuvre depuis quarante ans, tend à priver l’éducation de ses contenus, ou à vider ces contenus de leur caractère, si j’ose dire, impérativement désirable, pour installer le peuple enfant dans la méfiance ou l’indifférence à l’égard de tout ce qui ne présenterait comme un discendum – une chose à apprendre » (12).
Elle le fait aussi en s’érigeant en juge de l’histoire et en ôtant toute possibilité aux expériences du passé de contribuer à l’élaboration du présent, ce qui fait dire au même Pierre Manent que « si la société formellement libre n’est pas aussi une communauté d’expérience capable de lier les trois dimensions du temps, elle s’installera dans un présent perpétuel où il ne se passera plus rien » (13).
Elle le fait en s’acharnant sur tout ce qui peut faire symbole, c’est-à-dire, sur les signes reconnaissables par chacun. Ils font langage commun, ils relient tacitement les hommes au-delà des séparations du temps et de l’espace, introduisant dans la collectivité un sentiment de continuité.
Elle le fait en ne défendant pas la langue, support de l’échange interpersonnel, contre tout ce qui contribue à sa déconstruction.
Elle le fait en s’abstenant de « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible l’accession à leur autonome individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » (14),
Elle le fait en combattant l’idée de transcendance et en niant sa possibilité, en s’en tenant à la seule part du réel qu’elle peut envisager, considérant que les corpus religieux, qu’elle connaît le plus souvent mal, sont des facteurs de clôture du sens alors, qu’en ce qui concerne le christianisme notamment, c’est exactement l’inverse.
Si la fonction politique n’a pas la capacité de façonner les bases culturelles de la société qu’elle a la responsabilité de conduire – celles-ci sont la résultante de multiples influences qui ne sont pas sous son contrôle -, en revanche, elle doit être consciente des difficultés de la tâche qui incombe aux individus de se construire et d’acquérir cette capacité citoyenne de coopération, nécessaire à l’existence d’un monde commun. Elle ne doit pas les détourner de cette exigence mais, au contraire, la leur rappeler, ce qui, du même coup, l’amènerait à ne pas y faire obstacle.
Patrick Boulte – 3.09.16
(1) Olivier Roy – Rethinking the place of religion in european secularized societies : the need for more open societies – Robert Schuman Centre for Advanced Studies – European University Institute – March 2016
(2) cf. Patrick Boulte – Individus en friche – DDB 1995
(3) Pierre Manent in Le Figaro – 14.10.15
(4) Mustapha Cherif – Education et islam – Valeurs d’islam 7 – Fondapol
(5) Philippe Bordeyne : Répondre à l’inquiétude de la famille humaine –Bayard – 2014 – p.114
(6) Philippe Herzog – Identité et valeurs : quel combat ? Editions le Manuscrit – 2015.
(7) Fabrice Luchini in Le Figaro – 19.11.15
(8) cf. Patrick Boulte – L’individu contemporain au défi de l’existence – Les ressources intérieures de la solidité individuelle – Blog Trop libre – Août 2015
(9) Rémi Brague – Le règne de l’homme – Genèse et échec du projet moderne – Gallimard 2015 – p.189
(10) Olivier Roy – op. cit
(11) François – La joie de l’Evangile – Salvator 2013
(12) Pierre Manent – Situation de la France – DDB 2015 –
(13) Pierre Manent – op. cit.
(14) Jean-Jacques Rousseau reformulé par Cornelius Castoriadis – Le monde morcelé – Seuil 1990 – p.138
(*) Cette remarque succincte ne va pas à l’encontre de la réflexion élaborée par Confrontations, telle qu’elle figure dans le livre « Penser avec le genre » – Artège Lethielleux – Avril 2016, dans la mesure où celle-ci n’a pas pris en considération cette question dans le champ de l’éducation des enfants.