L’escalade sans précédent de la violence que subit notre pays et ce qu’elle signifie nous saisit tous. L’assassinat du Père Jaques Hamel, un prêtre de 86 ans, qui célébrait la messe avec une poignée de fidèles, un jour de semaine, a sidéré tout le monde. D’autant plus qu’il a été égorgé par un voisin de 19 ans, habitant à 300 mètres de chez lui, un forfait qu’il a tenu à filmer pour que personne n’ignore qu’il l’accomplissait au nom de sa foi musulmane, telle qu’interprétée par l’Etat islamique. Ce prêtre faisait partie d’un groupe de dialogue avec les musulmans de cette ville, et sa paroisse avait vendu, pour un franc symbolique, un terrain mitoyen de l’église pour y construire la mosquée du quartier.
C’est dire que cette tragédie nous met en présence de ce que peut être l’effroyable profondeur du Mal. Pas seulement parce qu’un vieillard innocent, soucieux de vivre avec les musulmans comme avec des frères, a été la cible de l’un d’eux. Pas seulement du fait du passage à l’acte d’un homme encore jeune, psychologiquement fragile et déjà détruit par un lavage de cerveau opéré par des criminels. Mais parce que cette tragédie dépasse complètement le destin de ces deux personnes pour affecter les relations entre des centaines de millions de personnes à travers le monde. Et pour commencer, celles des musulmans qui vivent en France. Ils en éprouvent honte et douleur, sans y être pour rien, à cause de l’image de leur religion qui se propage à travers le récit des médias, du fait aussi du malaise qu’ils éprouvent en tant que citoyens français ou comme résidents réguliers dans notre pays.
Chacun se rend compte, en effet, que le massacre à Nice de 84 personnes, venues en famille célébrer la fête nationale du 14 juillet et que l’assassinat, quelques jours plus tard, du Père Jacques priant dans son église d’un quartier populaire, ne sont que deux faces d’un unique message de l’Etat islamique. A la violence physique, déjà sans mesure, de ces deux actes s’ajoute leur violence symbolique qui s’en prend à ce que représentent la mairie et l’église qui voisinent dans chacune de nos communes : son but est de déchirer le tissu social de notre pays qui compte la plus nombreuse communauté musulmane d’Europe. Daesh n’accepte aucune société plurielle.
Dernier point qui touche douloureusement tous les croyants: commettre de tels actes au nom de Dieu (Allahu akbar) défigure atrocement ce que nous savons de Dieu et, dans notre pays plus ou moins sécularisé, cela a pour effet de faire prospérer l’athéisme. Toute personne simplement humaine ne peut que se vouloir athée de ce Dieu-là.
Inutile de poursuivre l’analyse: pouvons-nous rester inertes comme citoyens et comme chrétiens devant de tels enjeux? Tous nous avons à dépasser les émotions qui nous submergent, même si nous ne le reconnaissons pas facilement.
Une interrogation pour Confrontations : peut-on envisager de poursuivre le chantier déjà ouvert sur l’islam et sur notre relation aux musulmans ?
A la rentrée, nous discuterons de l’ordre du jour de nos activités de l’an prochain. N’y aurait-il pas lieu de redonner vie à un ou à des groupes de travail sur la question? Tous nos responsables politiques nous disent que nous sommes entrés dans une « guerre » qui, selon eux, sera très longue. La prophétie de Huntington sur la guerre des civilisations est-elle en train de se réaliser ? Car on voit bien que ce qui se passe chez nous affecte des continents entiers.
Confrontations n’est pas pris tout à fait au dépourvu devant les nombreux questionnements qui surgisssent. Rappelons que le premier livre inaugurant, en 2013, notre nouvelle collection chez Desclée de Brouwer, avait pour titre: « Le devenir de l’islam en France ». Dans l’intitulé de l’Avant-propos, j’anticipais même un petit peu ce qui s’est passé depuis: « Interrogations sur le devenir de l ‘islam en France et sur la montée du ressentiment mutuel ».
Sur cette lancée, nous avons organisé un séjour d’une semaine très remplie au Caire, où grâce au directeur de l’Institut dominicain d’Etudes orientales nous avons pu rencontrer les principaux protagonistes des rencontres islamo-chrétiennes, notamment le Cheikh d’El Ahzar, comme le nouveau patriarche copte-orthodoxe. Nous avons également pu passer une semaine à Istanbul comme hôtes du mouvement Hizmet nous permettant, grâce notamment à M. Nihat Sarier, de connaître de l’intérieur l’esprit tolérant, pacifique et dialogant des disciples de Gülen, actuellement très sévèrement persécutés par le gouvernement. A cela nous avons ajouté quelques rencontres sur la situation en Turquie, et aussi en Syrie (avec le Dr Nabil Antaki).
Ne faudrait-il pas continuer à approfondir cette ligne que nous avons déjà commencé à explorer ? Ceci au bénéfice de nos relations personnelles avec les musulmans et musulmanes qui se font proches de nous dans les circonstances actuelles, commme le montre le message de solidarité reçu du mouvement Hizmet , que vous trouverez ci-dessous. Mais également de façon à pouvoir prendre notre place dans les débats qui tournent en premier lieu autour de la nature du conflit dont nous vivons les effets.
S’agit-il bien d’un conflit religieux ? La question est controversée, les uns disent « l’islam n’a rien à voir là-dedans », tandis que d’autres se voient reprocher d’être du même avis, faute de reconnaître le facteur religieux. Pour J. Birnbaum, par ex., il faut bien reconnaître une autonomie à la sphère religieuse car les explications par la frustation sociale des émigrés de banlieue sont trop courtes: les ingénieurs qui ont mené les attaques du XI septembre provenaient de familles riches et cultivées. S’agit-il d’un conflit politique entre Orient et Occident, alors qu’une clé des violences actuelles réside dans la guerre de religion entre sunnites et chiites? D’autres attribuent la radicalisation à des déséquilibrés psychiatriques, mais ces passages à l’acte témoignent d’une préparation et d’une visée stratégique dont les malades mentaux seraient incapables. Et il est tant d’autres clés de lecture auxquelles il serait nécessaire de recourir afin de comprendre ce qui est en jeu pour pouvoir mieux agir.
Sans oublier que nous catholiques, nous avons à prendre en sérieuse considération ce que la Constitution sur l’Eglise de Vatican II dit au sujet de l’islam en son n.16, et à mettre en pratique ce à quoi nous exhorte la Déclaration sur les religions non chrétiennes n. 3:
« L’Eglise regarde avec estime les musulmans qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout puissant […] Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre chrétiens et musulmans, le concile les exhorte tous […] à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté »
Je proposerai qu’à la journée de rentrée il y ait un moment pour débattre de ce qui serait souhaitable, utile et faisable par nous, dans les circonstances actuelles. Bien cordialement à tous et toutes.
Hervé Legrand op
vice-président