Colloque « Le Genre » – Lille 28 & 29 septembre 2012
LE GENRE
Approches dépassionnées d’un débat
Colloque en partenariat avec l’Université catholique de Lille
28 et 29 septembre 2012
ARGUMENTAIRE
Le concept de genre fait actuellement l’objet de polémiques et quelquefois d’instrumentalisations militantes. Dans ce contexte, ce colloque se donne comme but d’introduire à l’ensemble de la problématique, de façon sereine. Un tel concept est, en effet, loin d’être univoque : il fait l’objet d’une pluralité d’usages dans un grand nombre de disciplines. En histoire, en sociologie, en ethnologie, en psychanalyse, voire en théologie, il est devenu un instrument courant dans la recherche, ayant déjà démontré sa fécondité.
Manifestement aussi les études de genre débordent les questions académiques ; elles interrogent notamment, la construction des identités dans leur diversité : quelle place accordent-t-elles au corps ? Comment évaluer et rendre compte de la fécondité éventuelle d’approches pluridisciplinaires dans les divers espaces sociaux et interroger leur fiabilité dans la construction de soi où interviennent figures reçues et inconscient ? Où en est la réflexion chrétienne dans ces domaines ? Comment se trouve-t-elle interrogée ? A partir d’où peut-elle proposer son apport ?
Une conférence inaugurale (Irène Théry) exposera les principaux enjeux du débat actuel, devenu un débat de société, le vendredi 28 septembre fin d’après-midi. Le programme s’articulera autour de trois grands thèmes faisant appel à différentes disciplines : histoire – anthropologie – sociologie – psychanalyse et théologie.
- Le genre comme concept heuristique
- Le genre efface-t-il le corps ?
- Les chrétiens et le concept de genre.
Programme colloque Le Genre sept. 2012
Le genre : une brève introduction
Le genre, terme traduit de l’anglo-américain gender, n’est pas un concept univoque qui dépendrait d’une « théorie » unifiée. Ce terme est l’objet de plusieurs définitions distinctes et de multiples usages académiques ou militants. Restituer brièvement les manières dont ce terme a été mobilisé pour penser les identités sexuelles est le meilleur moyen de le comprendre.
Les premiers usages du terme gender sont habituellement attribués à Robert Stoller, un psychiatre et psychanalyste américain qui étudie l’articulation entre l’appartenance biologique à un sexe et le sentiment subjectif d’identification à un sexe. Robert Stoller travaille sur les anomalies de la sexuation, à la fois les intersexuels (ceux dont les organes sexuels ne peuvent être identifiés clairement comme mâle ou femelle en raison d’ambiguïtés morphologiques, chromosomiques ou hormonales) et les transsexuels (ceux qui malgré une appartenance dénuée d’ambiguïté à un sexe ont la conviction d’appartenir à l’autre sexe). En 1968, dans Sex and Gender, Robert Stoller en vient à poser la distinction entre sex (désignant l’appartenance corporelle) et gender (désignant l’identité subjective à un sexe). Il observe que le sexe et le genre ne coïncident pas toujours car des mâles peuvent avoir un genre féminin ou des femelles avoir un genre masculin. Selon lui, les genres masculins ou féminins ne sont donc pas naturellement déterminés par le sexe, ils sont constitués par un ensemble de normes culturelles et sociales qui sont intégrées progressivement comme identités par les personnes au fil de leur éducation. Stoller ne s’inscrit donc absolument pas dans une perspective féministe ou politique, son constat est clinique.
Dans le monde académique, on trouve une traduction de cet usage chez une sociologue britannique Ann Oakley. En 1972, dans Sex, Gender and Society, la sociologue va reprendre le terme gender mais pour en développer la définition donnée par Robert Stoller. Elle utilise le terme de genre pour souligner que « l’Homme » et « LA Femme » n’existent pas, mais que leurs rôles masculins et féminins et leurs identités varient selon les époques et les cultures. Véhiculée ou non par le terme de gender, l’idée du caractère construit et culturel des rôles masculins et féminins fait son chemin. Dans Du côté des petites-filles (1973), un ouvrage qui rencontrera un grand succès, la pédagogue italienne Elena Gianini-Belotti décrit tout le processus d’inculcation de l’identité féminine aux petites filles. On éduque une petite fille (poupée, dînette, robe) conformément à la nature qu’on pense qu’elle a comme « femme » et ce faisant elle devient telle ; éduquée à jouer à la maman et à la ménagère, elle vivra avec ce modèle inconscient comme horizon indépassable de son devenir et tâchera de s’y conformer toute sa vie en adoptant les rôles sociaux correspondants.
Durant les années 1970, le terme de gender se répand mais ses usages sont très relâchés, certains l’employant de manière générique à la place du mot sex sans justification très rigoureuse. Lassée de voir cet usage vider le « genre » de sa dimension critique des rapports de domination, l’historienne Joan Scott propose une redéfinition de cet « outil d’analyse ». Dans son article « Gender : a useful category of historical analysis » (1986), l’historienne américaine Joan Scott fera du genre un ambitieux programme de recherche pour l’histoire. Elle définit le genre comme un « élément constitutif des rapports sociaux fondé sur les différences perçues entre les sexes et une façon première de signifier les rapports de pouvoir». Influencée par Michel Foucault et Jacques Derrida, elle pense que l’histoire doit chercher à comprendre comment les sociétés différencient les sexes, construisent un savoir sur cette différence et font de ce savoir un instrument de pouvoir entre hommes et femmes. La recherche s’articule d’une manière nouvelle à la lutte féministe parce que la mise en lumière des mécanismes d’imposition du genre doit permettre aux femmes de s’en affranchir. Parmi les historiens, Thomas Laqueur dans son ouvrage La fabrique des sexes (1992) qui porte sur la pensée médicale du XVIIIe siècle montrera que le genre fait le sexe, parce que la manière de penser les corps est déterminée par les normes de genre et non l’inverse. Ces recherches historiques ont un caractère politique parce qu’elles montrent que les savoirs sur lesquels repose l’ordre social sont des conventions sociales situées et donc discutables.
Les féministes en France manifestent une certaine réticence à s’approprier le terme de gender. Sa traduction en français, « genre » est à la fois ambigüe et plurivoque. Par ailleurs, les organisations féministes françaises n’éprouvent pas le besoin d’ajouter ce terme universitaire à leur lexique. Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe (1949) a pu affirmer « on ne nait pas femme, on le devient », donc la distinction entre le sexe corporel et l’identité sociale sans avoir besoin d’un terme spécifique. Le féminisme français est par ailleurs très influencé par le matérialisme marxiste et s’attache à dénoncer le patriarcat. La sociologue Christine Delphy ou l’anthropologue Paola Tabet affirment par exemple que le mariage assigne aux femmes un travail domestique illimité en temps et dont la rémunération dépend du travail que l’homme réalise en dehors de la sphère domestique. La division du travail social diffusée par les normes du mariage légitime et rend nécessaire la subordination de la classe des femmes à la classe des hommes. Le gender n’entre pas directement en consonance avec cette perspective de travail. Tout d’abord parce que le genre n’est pas spécifique aux femmes ; ensuite parce que c’est un outil qui n’apporte rien de neuf pour penser la domination. Les termes de « domination» ou de « rapports sociaux de sexe » sont privilégiés.
Dans les années soixante-dix, la plupart des organisations féministes reposait sur l’idée qu’il fallait au féminisme une base universelle, un noyau présumé de ce qu’est une femme allant de pair avec l’idée d’une oppression commune par le patriarcat ou la domination masculine. C’est contre cette idée que durant les années 1990, va s’affirmer le courant Queer avec la philosophe Judith Butler en chef de file. Dans Gender Trouble (1990), elle s’oppose à la doxa féministe de l’époque et défend qu’il n’y a pas que deux genres. Selon elle, rester dans la dualité des genres féminin et masculin entretient la fiction d’une complémentarité sexuelle et aboutit à se soumettre à la domination de la norme hétérosexuelle matrice d’une hiérarchie entre femmes dominées et hommes dominants. En outre, la limitation des genres à deux catégories va produire la déviance et la domination de tous ceux qui ne s’y conforment pas : homosexuels, transsexuels, bisexuels, etc. Le mouvement Queer ne s’enracine en effet pas dans le féminisme mais dans les luttes pour l’égalité des différentes formes de sexualité. Son inspiration est non plus marxiste mais plutôt libertaire. Pour Butler, il faut vider la société de la binarité qu’imposent les genres masculins/féminins afin que chacun puisse s‘inventer au-delà du masculin ou du féminin.
Le terme genre renvoie donc à tout un ensemble de débats dont on fait ici une très brève et partielle synthèse. En définitive, c’est la quatrième conférence sur les femmes à Pékin en 1995 qui va contribuer à une large diffusion du gender. Le gender devient alors une catégorie de l’action publique à travers les programmes qui visent à promouvoir l’égalité entre hommes et femmes en s’opposant aux facteurs culturels qui y contreviennent. Cela aboutira, par exemple, en France à une politique de discrimination positive avec le vote de la loi sur la parité en juin 2000. Depuis lors, l’usage du concept de genre s’est très largement diffusé dans les sciences sociales sans qu’aucun consensus n’existe sur son contenu exact. Il n’y a donc pas de « théorie du genre », mais des études sur le genre (gender studies). Dans les sciences sociales, on retiendra principalement trois usages du terme :
- Dans le sens premier le genre est le « sexe social », c’est-à-dire l’interprétation culturelle et sociale du sexe biologique. Le sexe ne détermine pas le genre.
- La définition du genre est ensuite infléchie Joan Scott qui y associe les rôles sociaux qui produisent les identités sexuelles. Le genre, en tant qu’ensemble de représentations et de discours, détermine le sexe.
- Enfin, pour le courant Queer, le genre est la logique sociale qui impose aux individus une identité et une sexualité en fonction de leur sexe perçu. Il faut s’affranchir des normes de genre pour libérer les sexualités.
De manière générique, le terme de genre renvoie aux normes intériorisées par les individus de ce qu’ils doivent faire pour être des hommes, des femmes, ou des homosexuels, etc.. Par conséquent étudier le genre peut conduire à de nombreux objets de recherche car les institutions qui diffusent et naturalisent les normes de genre sont nombreuses : les couples, les familles, l’école, les partis politiques, les univers professionnels, les sexualités. Les études sur le genre renouvellent la manière de regarder le monde social et apportent de nombreuses connaissances. Quelles sont les relations qui existent entre genre et sexe ? Détermination ou indépendance ? Les différentes définitions du genre qui sont utilisées et les débats qui traversent les gender studies montrent que la question est toujours débattue. Ces controverses manifestent l’intérêt du genre, moins comme concept précis, que comme chantier de réflexion et de recherches sur les différentes modalités d’articulation qui peuvent exister entre le corps et l’identité.
Yann Raison du Cleuziou
Pour en savoir plus :
Isabelle Clair, Sociologie du genre, Armand Collin, 2012, 125p.
Christine Guionnet et Erik Neveu, Féminins/Masculins, sociologie du genre, Armand Collin, 2009, 430p.
Après le colloque …
La synthèse ci-dessous a été établie à partir des réponses de quelques participants. Merci à eux.Les intertitres rédigés par le webmestre de Confrontations n’engagent que lui.
Une démarche véritablement dépassionnée…
- « J’ai été surpris que la promesse ambitieuse d’une approche « dépassionnée » d’un tel sujet, avec des voix chrétiennes ou non, soit dans l’ensemble remarquablement tenue »
- « Une belle occasion d’entendre des points de vue plus réfléchis et moins caricaturaux que ceux qui s’expriment dans les grands médias sur cette question ! »
- « Ce colloque a bien répondu à ce qui était annoncé: débat dépassionné, sans idéologie sur un sujet traité de façon scientifique »
… qui a révélé des approches fécondes et permis des découvertes …
- « L’intérêt d’une approche pluridisciplinaire sur le sujet »
- « Le croisement des lectures disciplinaires (sociologique, anthropologique, sciences politiques, théologique, philosophique…) a permis de dégager les questions fondamentales. Un regret, qu’il n’y ait pas eu plus d’intervention 1-de biologiste ou neuro biologiste sur la question 2- une mise en perspective historique plus nourrie. »
- « Le colloque a établi le caractère d’outil de recherche du concept de genre, désormais indispensable pour l’analyse des sociétés. L’exploration de la dimension masculin/féminin prend le relais du féminisme, voué à la promotion des droits de la femme. Le concept de genre met l’accent plus sur le relationnel que sur l’identité de l’individu. »
- « Il (le Colloque) a ouvert des pistes fécondes sur la place du masculin et du féminin dans des sociétés autres que la nôtre, notamment sous les angles anthropologique et historique.»
- « Les notions de genre et de sexe, sur lesquelles j’étais dans un certain flou, ont été bien éclairées pour moi, intellectuellement. Il en ressort que le concept de genre est un concept heuristique productif dans les différentes sciences humaines, y compris la théologie. »
- « La découverte pour moi a été de voir ce qui se faisait à la catho de Lille. »
… qui a soulevé des questions…
- « Pour les spécialistes des sciences humaines, il n’y a pas de « théorie du genre « . Cette dernière serait un fantasme ecclésiastique. »
- « Dans l’opinion catholique (mais pas seulement) contemporaine et face aux débats de société en cours, pourquoi est-ce une « théorie du genre » qui est mise en cause ? Simple fantasme que les intellectuels que nous sommes vont facilement écarter ou question et réalité plus profonde. Si nous croyons qu’en intellectuels chrétiens nous avons à rendre compte de notre foi dans les débats contemporains, que dire et que faire sur la question du genre pour être utiles à nos sœurs et frères ? »
… et suscité des attentes
- Confrontations pourrait faire « Un suivi de la réception du concept de genre chez les catholiques, une veille sur l’évolution des débats »
- « la formule du partenariat est à poursuivre. Plus que des sujets, j’aimerai que nous profitions des compétences des théologiens pour nous aider à réfléchir et travailler sur les fondements du Christianisme mis en œuvre en 2012. »
- « Le thème de la différence des sexes dans leur rapport à l’enfant et à la reproduction pourrait prolonger la réflexion sur le genre »
- « J’attends avec impatience le colloque sur le mariage homosexuel. Un colloque sur le mariage (en général) pourrait aussi être une bonne idée. »
Les actes du colloque
L’ouvrage faisant suite aux colloques sur le genre que nous avons réalisés à Lille et Lyon paraîtra en 2015.