
Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, Paris, Seuil, 400 pages, 23,50 €
Ce sont des dizaines d’années d’observation, de recherches et de publications en sociologie des religions, particulièrement sur le catholicisme (Le pèlerin et le converti, Flammarion, 1999, Catholicisme la fin d’un monde, Bayard, 2003, Le temps des moines, PUF, 2017), que Danièle Hervieu-Léger revisite et complète avec la complicité active de Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, ancien directeur de la revue Esprit et bon connaisseur de la scène catholique (A la gauche du Christ, avec Denis Pelletier, Seuil 2013) dans ce livre-somme.
Le titre, même atténué par le point d’interrogation, dit assez le propos. Imaginé en juin 2020, à la fin du premier confinement, il part de deux faits récents qui ont affecté en profondeur le catholicisme en France : la crise sanitaire tout d’abord, qui a été comme le miroir grossissant d’un certain nombre de logiques sociales, politiques et ecclésiales déjà en cours, le rapport de la CIASE ensuite dont on connaît assez l’effet ravageur qu’il a eu et continue d’avoir sur l’institution catholique. Ces deux faits ont mis en évidence la déroute de la hiérarchie, dépassée par son aile tradi dans son rapport à l’État au moment de la reprise des messes, mise en cause lors de la révélation des abus commis par ses prêtres, son seul souci étant, jusqu’à une date récente, la préservation de son personnel – et donc d’elle-même – au mépris des victimes. Comment en est-on arrivé là ? Telle est la question lancinante qui traverse ces pages.
Bien sûr la sécularisation – aboutissant à la raréfaction des fidèles et des prêtres – mettait déjà l’Église en situation de minorité alors qu’elle prétend incarner la société parfaite au nom de la vérité qu’elle détient seule. Mais l’exculturation que l’Église subit et alimente elle-même depuis la fin de la guerre, particulièrement les années 60/70, accentue ce mouvement et la met hors-jeu de l’espace public. Danièle Hervieu-Léger reparcourt les moments-clés et décrit les causes et les formes de cette déliaison progressive. Alors que l’Église s’était affirmée depuis des siècles comme civilisation paroissiale, la fin de la culture rurale a ébranlé ses bases et les modalités du contrôle qu’elle exerçait sur ses fidèles. Malgré les avancées du renouveau conciliaire pour prendre en compte la vie et les aspirations « des hommes de ce temps », les transformations de la famille et du rapport à la sexualité d’un côté, la promotion de la science moderne comme outil de compréhension du monde et d’affirmation d’un sujet autonome de l’autre, ont scellé la rupture de la hiérarchie de l’Église et du monde contemporain laissant les fidèles dans la difficile perspective d’avoir à gérer les formes de leur attachement à l’Église et au monde. C’est au fond la sacralisation du clerc (réforme grégorienne et concile de Trente), phénomène-clé de l’emprise de l’Église sur ses fidèles et sur la société qu’elle prétend diriger, qui est en cause et qui, malgré son évidement, résiste à tout changement, à toute évolution. Ni le Concile Vatican II, ni les nouveaux mouvements ecclésiaux n’y ont échappé. D’où un catholicisme « en pièces et morceaux », « éclaté », obsédé par son unité, c’est à dire, plus prosaïquement, par la menace d’un schisme entre catholicisme « d’ouverture » et catholicisme « patrimonial ». Le modèle des « observants », qui allie attitude conservatoire dans son rapport à l’Église et conservatisme politique parfois extrême dans son rapport à la cité, peut-il résister à ses contradictions internes et à la contre-culture de tendance sectaire qu’il produit ?
Danièle Hervieu-Léger explore aussi les tentatives de renouveau portées par l’attirance des « hauts-lieux » et des communautés monastiques, la promotion de la figure du converti, entrepreneur catholique de soi et du pèlerin, nomade de la condition catholique, mais elle attire surtout l’attention sur ce catholicisme de diaspora déjà à l’œuvre depuis longtemps mais que le confinement a mis davantage en lumière : des appartenances affinitaires, déterritorialisées, parfois éphémères et qui peuvent cohabiter avec d’autres formes d’appartenance, paroissiale notamment, bref un catholicisme qui n’a pas peur de son éclatement mais en tire parti. Peut-on, avec cette forme nomade et fluide d’appartenance, construire une vie d’Église cohérente ? Les auteurs ne le disent évidemment pas mais ils admettent la complexité actuelle de l’entreprise, à la fois pour des raisons institutionnelles et théologiques.
Ce qui est sûr cependant, c’est que le catholicisme « paroissial » et le cléricalisme qui va avec sont très largement disqualifiés et ne pourront pas, même avec le soutien actif des observants, renouer les fils de la culture catholique pyramidale territorialisée classique. La synodalité « venant d’en bas » promue par le pape François peut-elle, en lien avec ce « catholicisme diasporique » produire une forme nouvelle ?
Danièle Hervieu-Léger conclut prudemment : « La rupture prophétique inspirée par l’Esprit-Saint n’étant pas de l’ordre des variables que la sociologie peut prendre en compte, je dois dire mon extrême scepticisme sur le choc de changement qui peut provenir de ces opérations synodales. Je regarde avec plus d’attention la prolifération des petites initiatives qui finiront inévitablement par distendre, par en-bas, le carcan dans lequel le cléricalisme enferme la vitalité du catholicisme. Mais cela ne se fera pas, selon toute vraisemblance, sans passer par une phase d’implosion dudit système, dont nul ne peut prévoir ce qui peut, in fine, en sortir. » (p. 376)
Le titre manifeste le pessimisme des auteurs que certains esprits chagrins ne manqueront pas de leur reprocher. Et ils leur opposeront les multiples « signes de renouveau » que le catholicisme français a produit et continue de produire. Pourtant nos auteurs en tiennent compte, mais ils relativisent leur importance numérique et leur capacité d’entraînement. En fait il s’agit là, Danièle Hervieu-Léger le dit bien, d’un pessimisme méthodologique, consubstantiel à la discipline scientifique mobilisée. Pourtant on sent bien, tout au long des pages, une sympathie profonde des deux sociologues pour leur objet d’étude, ce qui rend cet ouvrage particulièrement tonique et mobilisateur pour qui veut bien y voir autre chose qu’une énième « critique de l’Église ».
Un livre extrêmement documenté, facile à lire, qui expose l’histoire récente du catholicisme avec une grille explicative d’une remarquable puissance de compréhension, qui rend compte des autres analyses, soit en les intégrant dans son propos, soit en les discutant, comme, par exemple, celles menées par Guillaume Cuchet ou Yann Raison du Cleuzioux.
Le livre est truffé de références à des points d’histoire, de sociologie, de doctrine ou de théologie essentiels mais énoncés parfois rapidement ou de façon allusive (comme le Concile, le Synode, les conférences épiscopales, l’acolytat, la pilule contraceptive….). De petites notes explicatives de bas de page viennent utilement éclairer le lecteur sans gêner la lecture.
Jean-Pierre Rosa