« Des caricatures à l’école » Une tribune signée Dominique Chivot
Découvrez la tribune « Des caricatures à l’école », signée Dominique Chivot, membre de notre association.
Bien sûr, l’assassinat de Samuel Paty est un crime abominable. Jamais rien ne justifiera que l’on massacre un professeur tout comme des journalistes de Charlie ou des fidèles d’une église. L’émotion est parfaitement légitime devant ces horreurs.
Le débat actuel sur les dérives de l’islamisme est très sensible car il touche aux croyances, aux cultures, aux histoires et à l’intime de chacun. La méthode choisie par ce professeur aux qualités professionnelles unanimement reconnues soulève néanmoins une question : Samuel Paty a, semble-t-il, proposé à ses élèves de détourner le regard s’ils pensaient pouvoir être choqués par ce qu’il allait montrer. Or il ne s’adressait pas à de petits djihadistes en herbe, déjà pénétrés d’intolérance, mais à de simples jeunes français de confession musulmane. Cette invitation ne portait-elle pas toute son ambiguïté ? Certes, M. Paty se souciait d’expliquer à ses élèves la liberté d’expression. Mais au nom de cette intention pédagogique parfaitement légitime, devait-il prendre un risque qu’il avait pourtant mesuré, semble-t-il : celui de heurter des consciences ? L’espace scolaire peut-il être un lieu de tensions ?
Que n’aurait-on dit s’il s’était agi de moquer dans les écoles les convictions chrétiennes ou juives d’élèves, par une référence régulière à des caricatures grossières de Jésus ou de Yahwé ? On imagine la gêne à l’Éducation nationale et l’émoi dans l’Église catholique ou le CRIF… Dans une école publique, la laïcité est censée exclure toute prise de position envers les religions. Certes, les caricatures ne sont utilisées que comme illustration d’un propos. Mais des références à la Bible, pour illustrer un enseignement sur le fait religieux, ont parfois été jugés inappropriées. Une laïcité à la carte ?
Pourquoi donc avoir surtout recours aux caricatures de Charlie ? Certes, il s’agit ici de choisir une illustration d’actualité en pointant les dérives islamistes, alors que les autres religions ne dérangent pas (ou plus) beaucoup l’ordre public. Mais pourquoi, dès lors, s’en prendre systématiquement et régulièrement depuis cinq ans au prophète Mahomet, figure centrale de l’Islam, pour illustrer la liberté d’expression ? Comment peut-on imaginer que cette insistance n’aura aucun effet ? Comment ignorer que des milliers de musulmans français sont aujourd’hui troublés et ressentent la peur des amalgames ? Comment balayer d’un revers de main les réactions vives de communautés à l’étranger ? On ne peut les réduire à des foules fanatiques et manipulées. La France laïque, forgée par ses racines judéo-chrétiennes et ses Lumières, n’est pas le miroir du monde. Tout ne peut se résumer à la lutte contre le terrorisme djihadiste. Ne faudrait-il pas aussi tenir compte du choc des cultures, de l’impact des réseaux sociaux et de la mondialisation de l’information qui ont bouleversé la réception de ces événements ?
Quoique l’on dise pour défendre fermement les valeurs républicaines et laïques, les caricatures peuvent être une arme et une arme ambigüe. N’y a-t-il pas une sorte d’aveuglement chez certains responsables et leaders à rester « droits dans leurs bottes » sans se soucier des effets collatéraux ? Ces valeurs ne seraient en aucun cas malmenées si l’on s’attachait à manier ces outils avec plus de prudence. Et l’école n’abandonnerait en rien sa fonction d’éducation et d’instruction des jeunes citoyens en évitant d’associer un peu trop souvent les croyances religieuses à un obscurantisme moyenâgeux.
Un hiatus se dessine aujourd’hui entre deux volontés parfaitement légitimes. D’un côté, lutter de plus en plus fermement contre toute forme de séparatisme et d’obscurantisme (dans les écoles, les cités, les médias, etc.), ce qui est évidemment nécessaire. Et de l’autre, maintenir impérieusement la paix civile et le « vivre ensemble ». Cet apaisement est, lui aussi, plus que jamais indispensable en ces temps de troubles et de violences.
Dominique Chivot