« Islam et modernité : le cas de la Turquie » Compte rendu de la soirée du 11 décembre
Table ronde animée par Hervé Legrand, op., professeur honoraire ICP – vice-président de Confrontations, avec,
- M. Bayram Balci, (CNRS et CERI Sciences Po) – spécialiste de l’islam turc actuel (voir publications en ligne sur le site du CERI)
- Père Alberto Ambrosio, dominicain italien, turcologue résidant à Istanbul. Auteur de « Soufis à Istanbul, hier et aujourd’hui » et « Petite mystique du dialogue » – Le Cerf 2013
Cette rencontre se situait dans le contexte du retour du voyage en Turquie, proposé par Confrontations, avec la collaboration du mouvement de Gülen, dans le souci d’une connaissance de l’islam dans ses diversités
Notes de Véronique et Michel Sot
Bayram Balci, à propos du mouvement Gülen :
– invite à resituer ce mouvement complexe dans l’histoire récente de la Turquie et du monde. Il naît, à partir des années 60 du siècle dernier, d’une prise de conscience du « retard de l’islam » qui avait été engagée auparavant par Saïd Nursi : Fethullah Gülen s’inscrit dans cette ligne et insiste sur l’importance de l’éducation. Dans les années 8O, la Turquie rompt avec l’économie dirigée et cela change beaucoup de choses. Après la chute du communisme, le mouvement Gülen crée de nombreuses écoles dans les anciennes républiques « turques » du Sud de l’ex-URSS.
– Gülen promeut un Islam sunnite et hanafite, qui est l’islam dominant en Turquie, et il affirme que l’islam est conciliable avec les toutes sciences physiques et humaines, avec la démocratie et avec la modernité. Il appelle à la formation d’élites sociales et musulmanes et B. Balci propose une comparaison avec la démarche des écoles des jésuites. Ces écoles rencontrent un succès considérable partout.
Dans les républiques ex-soviétiques, elles expriment une volonté de soutenir ces populations musulmanes apparentées aux turcs, qui ont subi l’athéisme d’État, mais le religieux n’est pas premier dans leur démarche. On enseigne en anglais, en turc et dans les langues régionales ; on enseigne surtout les sciences et en particulier les mathématiques. L’objectif est de former des hommes et des femmes au comportement exemplaire, des musulmans respectables.
– Quel est le rapport du mouvement Gülen au politique ?
S’affirmant indifférent au politique à ses débuts, le mouvement trouve de nombreux points de convergence avec l’AKP à partir de 2002 : convergence idéologique et affrontements des mêmes ennemis : l’establishment kémaliste et en particulier l’armée, les laïcs « purs et durs ».
La bonne entente s’est rompue en 2013 pour un ensemble de raisons :
– certaines échappent au chercheur comme lorsque l’on essaie de comprendre le divorce d’un couple qui a vécu en symbiose.
– maintenant que l’armée et l’establishment kémaliste sont considérablement affaiblis, l’AKP reproche au mouvement Gülen d’être devenu trop gourmand en postes, en présence dans certaines administrations etc. Le mouvement reproche à l’AKP d’avoir changé et à Erdogan d’être à la tête d’un pouvoir autoritaire.
– Il faut aussi faire intervenir de contexte international : les rapports entre la Turquie et les États Unis se sont gravement détériorés pour une série de raisons : dégradation des rapports entre Turquie et Israël (protégé des États-Unis) ; rapprochement entre la Turquie et l’Iran qui indispose l’Administration américaine ; divergences fortes sur le conflit en Syrie où la Turquie ne joue pas le rôle souhaité par les États-Unis. Or Fethullah Gülen est aux États-Unis, ce qui est interprété par Erdogan et l’AKP comme une trahison. La crise est très violente : Erdogan reproche au mouvement Gülen de s’être infiltré dans les structures de l’État et il le réprime très violemment.
– Quel est l’avenir du mouvement, qui est très présent dans le monde entier, en Turquie ?
Il subit en Turquie une répression qui l’affaiblit et, à l’étranger, la diplomatie turque essaie de le disqualifier, en Afghanistan par exemple. Mais depuis 20 ans, les écoles Gülen ont formé des élites modernes qui sont ou arrivent aux affaires. Le mouvement a commencé à faire partie de sociétés régionales et les États sont souverains. Gülen est un réseau d’influence (un softpower) qui était au service de la Turquie (par exemple en Afrique) et qui le reste. L’affaiblir affaiblirait la Turquie dans le monde.
Dans la discussion, il est précisé que l’attitude de Gülen est très libérale : on peut être musulman et gagner de l’argent. C’est le cas des entrepreneurs d’Anatolie qui font partie du mouvement. Ils insistent avec lui sur la priorité de former des élites musulmanes dans des écoles modernes, et pas d’abord « des bons musulmans » dans des madrasa et des mosquées. Finalement on peut penser que le mouvement Gülen est le plus séculier des mouvements musulmans. Il met d’ailleurs très sincèrement en valeur les minorités religieuses dans des manifestations publiques.
Alberto Ambrosio : le soufisme hier et aujourd’hui.
– le soufisme est une spiritualité intérieure à l’islam : les cinq piliers restent au cœur. Il est apparu avec l’islam, dès le VIIe s. « Soufi » vient d’un mot syriaque qui signifie le « pauvre » qui aspire à la sagesse divine. « Derviche » vient d’un mot persan qui signifie « frapper à la porte » pour demander. Les principales figures (les Pères) du soufisme ont vécu entre le IXe et le XIIe s. et les grandes confréries sont apparues au XIIe s. Celle des derviches tourneurs en Anatolie au XIIIe. La confrérie soufie est devenue l’espace de la recherche de Dieu. Les confréries ont été interdites en 1925 : la loi invite à transformer les couvents en usines et à fermer les tombeaux des saints.
– Après l’interdiction des « confréries » (taikat en turc) en 1925, ont été des « mouvements » ou communautés (djema) qui en fait s’inspirent des confréries avec un maître auquel ont doit obéissance absolue, dans l’adhésion spirituelle. Et le soufisme reste très présent aujourd’hui, mais il est devenu davantage culturel, en particulier dans la littérature turque contemporaine. Certains soufis ont un rapport direct avec Dieu mais le soufisme consiste aussi en un comportement, une étiquette. C’est une maîtrise de soi qui n’a pas besoin d’une foi précise, maîtrise de soi à tout point de vue, moral, spirituel et même maîtrise du corps. C’est cette maîtrise qui est la médiation du rapport de l’homme à Dieu.
– Le soufisme est un lien intime avec Dieu, mais il faut bien le comprendre. En islam, il y a une distance radicale entre l’homme et Dieu, entre Dieu et sa créature. Le lien ne comble pas la distance, il ne s’agit pas d’union à Dieu, mais de l’expérience de l’unicité de Dieu.
Dans l’assistance, M. Marc Bernardin, Président de l’association « Comite France Turquie »
Téléchargeable : Invitation 11 décembre Islam et modernité