Fabienne Brugère et Jacques Sémmelin ont lu « Le care – une nouvelle approche de la sollicitude »
Soirée du 8 mars 2017
Lecture croisée
des actes du colloque du 5 juin 2015
Introduction de Françoise Parmentier
Lors de notre colloque, nous avions abordé plusieurs dimensions philosophiques sociales et politiques ; nous avions entendu plusieurs témoignages du prendre soin, de la sollicitude avec l’expérience de plusieurs associations (ATD quart-Monde – la communauté de l’Arche , la Sté St-Vincent de Paul) – Nous avions débordé les frontières de l’hexagone en faisant appel à une expérience italienne. Nous nous étions demandé aussi en quoi des femmes et des hommes pouvaient pratiquer le care sans que cela soit forcément dit, et nous avions ainsi fait appel à l’histoire. En tant que chrétien nous nous sommes interrogés sur ce qu’en dit l’Evangile pour aujourd’hui….la philosophie a eu le dernier mot nous renvoyant à l’éthique de la responsabilité.
Cet ouvrage reprend toutes ces dimensions mais celles-ci sont loin d’épuiser le sujet. Raison pour laquelle nous avons pensé que deux personnalités pourraient nous faire part de leur éclairage. Fabienne Brugère philosophe spécialiste de la question qui n’avait pas pu intervenir lors du colloque et nous l’avions bien regretté ; et Jacques Sémelin, historien qui lui est intervenu au colloque et y a participé et c’est parce que nous aurions aimé l’entendre plus longtemps que nous lui avons demandé s’il acceptait une fois de plus de nous rejoindre. Vos activités nombreuses Fabienne et Jacques ne vous ont peut-être pas permis de parcourir le livre mais nous avons le plaisir d’entendre votre point de vue et sans doute un éclairage différent.
Prendre soin de l’autre, vulnérable, touche à la fois au lien intime et au lien social.
La dépendance et l’interdépendance sont au cœur de la société qui valorise exclusivement l’autonomie.
La sollicitude et l’entraide ont – elles encore un sens aujourd’hui ? En quoi la responsabilité individuelle et collective est-elle engagée ?
Autant de questions que nos amis intervenants vont tenter d’éclairer.
Après vous avoir entendu nous aurons un échange avec les participants puis nous vous proposerons un petit vin blanc durant la vente des livres que vous pourrez faire dédicacer….Je vous souhaite une bonne soirée et tout d’abord la parole à Fabienne Brugère.
Fabienne Brugère , vous êtes Professeure de philosophie à l’université Paris 8, vous êtes connue pour vos travaux sur la question du care et de la sollicitude ; Vous travaillez sur les philosophies du XVIIIe siècle, sur la philosophie de l’art mais aussi sur la philosophie morale et politique. Vous dirigez aux PUF la collection « care studies » avec Claude Gautier. Vous êtes membre du comité de rédaction de la revue Esprit.
Vous avez publié nombre d’ouvrages sur ce thème, citons :
– Le que sais-je : l’éthique du care au PUF
– La politique de l’individu, Seuil, 2013
– Le sexe de la sollicitude, Seuil, 2008
Et signalons l’ouvrage que vous venez de publier chez Flammarion avec Guillaume Leblanc La fin de l’hospitalité.
Peut-être avez-vous eu le temps de parcourir l’ouvrage avec ses accents et ses manques…c’est maintenant à vous la parole pour un bon 1/4d’heure pour nous éclairer sans doute sur d’autres facettes du sujet. C’est à vous.
Intervention de Fabienne Brugère à venir
Présentation par Françoise Parmentier
Jacques Sémelin, vous êtes historien, spécialiste de la non -violence, de la résistance civile et des crimes de masse. Vos travaux s’attachent à la compréhension des génocides et des massacres au XXe siècle dans une approche pluridisciplinaire mêlant l’histoire, la psychologie sociale et la science politique.
Vous êtes, entre autres, professeur à Sciences po Paris et directeur de recherche au CNRS affecté au Centre d’études et de recherches internationales (CERI).
Vous avez fondé et dirigé l’Encyclopédie des violences de masse. Vous en êtes président depuis janvier 2011.
Vous êtes auteur de nombreux ouvrages, dont vous pourrez nous parler, mais je voudrais citer en particulier, un petit livret : La non-violence expliquée à mes filles – Seuil – 2000
Et trois ouvrages très importants fruits de recherches très approfondies, je veux citer :
– Sans armes face à Hitler. La Résistance civile en Europe (1939–1943), troisième édition Les Arènes 2013 (traduit en anglais, allemand, italien, polonais et grec).
– Purifier et détruire au Seuil – 2015
– Persécutions et entraides dans la France occupée – comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort. Les Arènes –Seuil 2005
C’est en particulier cet ouvrage très important qui nous avait conduits à vous inviter à intervenir lors du colloque sur « le care » ; c’est vrai que nous avions été aviez frustrés car nous aurions aimé vous entendre bien davantage. C’est vrai aussi que vos travaux, vos champs de recherche peuvent paraître décalés au regard du thème abordé « le care »…mais à y bien réfléchir, pas tant que ça, et vous allez nous le démontrer. Je vous redis combien nous sommes heureux que vous ayez accepté une seconde fois d’intervenir à Confrontations à l’occasion de la sortie de notre ouvrage collectif. Il nous paraît que vos travaux n’auront jamais fini de nous éclairer sur la période que nous traversons aujourd’hui, ici et maintenant. Merci Jacques, C’est à vous.
Quelques notes rédigées par Françoise Parmentier
« Vous m’avez pris mon introduction » dit Jacques Sémelin ; mes travaux en effet semblent en décalage avec le champ que vous explorez, à savoir « le care »….Mais à y bien regarder, pour ce qui est de ma recherche, à savoir la période de la seconde guerre mondiale, et en particulier mon enquête détaillée dans Persécutions et entraides dans la France occupée – comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort, on observe combien le rôle des petits gestes a été d’une importance capitale pour sauver la vie de nombreux Juifs. C’est une concierge, un policier, un voisin, un passant… Ils prennent l’initiative d’un geste, d’un signe, simple ou audacieux. Ils réagissent en être humain qui vient en aide à un autre être humain. Dans certaines situations critiques, ce sont des mots brefs, lâchés au bon moment : « Ne rentrez pas chez vous », «surtout tournez à droite» et qui, si on a bien voulu les croire, protègent de l’arrestation. En d’autres cas, il s’agira de garder le silence quant à la présence d’un étranger au village. C’est le silence de la non dénonciation. Combien de fois ai-je entendu dans mon enquête : « ils savaient qu’on était juif mais ils n’ont rien dit ».
Nous pouvons évoquer le récit de Françoise Frenkel : Rien où poser sa tête (1945), Arbalète Gallimard – 2015. Polonaise et juive, elle raconte comment elle a fui la France de Pétain, vers le Sud puis vers la Suisse…. et sauvée par des gestes successifs de sollicitude. «Il se trouvait toujours et partout des Français disposés à aider les persécutés et des maisons qui les cachaient.» Grâce à des citoyens, qui bravaient la loi, elle a pu s’en sortir.
Au travers de plusieurs témoignages, sont rappelées les quatre figures d’entraide : L’ange gardien – l’hôtesse – le faussaire – le passeur.
Il s’agit d’une entraide spontanée, ces petits gestes s’apparentant à une pratique du « care » sans le savoir.
Jacques Sémelin cite deux discours importants : celui du général de Gaulle en juin 1940 et la lettre pastorale de Mgr Saliège en août 1942. Selon lui, ce sont deux discours publics d’incitation au « care ».
Pour autant dit-il, n’idéalisons pas ces gestes d’entraide. Bien d’autres Français restent indifférents au sort des juifs ; certains approuvent ce qui leur arrive. Il n’en reste pas moins que dans ces années 1942-1944 (celles des déportations de masse), cette solidarité des petits gestes envers les juifs persécutés s’est répandue en mille et un lieux en France.
Jacques Sémelin aborde ensuite la filiation historique avec l’entre-deux guerre où sont arrivés 250 000 réfugiés espagnols dont 23 000 ont été accueillis en Bretagne. Dans les années 30, en effet, la France accueille le plus grand nombre de réfugiés d’Europe centrale et d’Espagne. Cela changera en 38 où sont créés des centres d’internements pour des étrangers jugés indésirables.
Aujourd’hui dit-il, la situation est telle que l’idée de créer des camps, des centres d’internements réapparaît ! On assiste à des discours xénophobes. Ceci est absolument incompréhensible ! Pourtant il y a une autre France, celle de la pratique du « care » à travers l’action de la société civile, des associations. On peut regretter que ces pratiques soient si peu publiscisées.