Note de lecture : Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien
Cet article a précédemment été publié sur le site Hypotheses. Nous remercions son auteur de nous avoir permis de le reprendre ici.
Ce texte est la version préparatoire d’une recension critique dont on trouvera la version éditée dans la Revue d’Histoire Ecclésiastique (2019, 114/1-2, p. 358-376) https://www.brepolsonline.net/doi/abs/10.1484/J.RHE.5.117530].
Contre le présentisme de l’histoire contemporaine du catholicisme. À propos d’un livre récent sur « l’effondrement » du christianisme en France
L’histoire du catholicisme entre en ce moment peu dans la discussion sur la place du religieux dans les sociétés contemporaines. De leur côté, les catholiques sont de plus en plus réticents à penser leur propre histoire, et plus encore à réfléchir à la manière dont des récits historiques structurent des performances contemporaines de la croyance chrétienne. De ce double point de vue, on serait tenté de se réjouir de l’écho qu’a reçu le récent ouvrage de Guillaume Cuchet, intitulé dans une formulation moins provocante qu’il n’y paraît, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement[1]. On pourrait s’en réjouir donc, si ce n’est que du point de vue des deux discussions nécessaires que nous avons besoin d’avoir sur la place du catholicisme dans les société contemporaines et sur l’histoire de la déprise du catholicisme dans la France contemporaine, il ne venait en réalité que renforcer des récits dominants tant dans qu’en dehors de l’Église catholique.
Électrocardiogramme d’un krach religieux
La thèse de l’ouvrage est désormais suffisamment connue pour qu’on puisse se contenter ici de la résumer et d’en retenir ce qui nous semble important pour la discuter. Partant du constat que la déprise du catholicisme dans la France contemporaine reste en déficit d’explication, l’A. note une véritable coïncidence entre le temps du Concile Vatican II et le moment du décrochage statistique dans les paroisses de France. Cette coïncidence n’est pas simplement telle : elle vaut causalité. Le Concile Vatican II aurait une valeur de déclencheur pour la crise contemporaine du catholicisme français. Pour établir son constat (sur la chronologie du décrochage) et son interprétation, G. C. s’appuie sur les matériaux collectés par le chanoine Boulard, premier sociologue de la pratique, dont le travail est lui-même motivé et travaillé par une angoisse face à ce décrochage. Avec lui, il revendique la légitimité du critère de la pratique et, contre lui, de la qualification de la déprise religieuse en terme de « déchristianisation ». Repartant des enseignements de la carte publiée en 1947, qui donnait à voir l’étendue de la déprise, mais aussi la profondeur des différences régionales et l’ancrage de ces différences de rapport au religieux dans la société française, il rappelle combien la réception des travaux de Boulard a été importante dans l’historiographie du catholicisme français. L’explication qu’on dressait alors de la carte renvoyait à des causes de long terme, à des différences de rapport au religieux construites dans le temps de la Révolution et approfondies par la suite dans des oppositions politiques qu’elles contribuaient à structurer. La différence entre le moment de l’après‑guerre et celui de l’après 1965 est bien dans une rupture : Boulard voyait à la fois la profondeur historique du décrochage mais aussi ses limites ; après 65 il ne semble plus y en avoir.
Le décrochage religieux de 1965-1970 a été le « dernier problème » de Boulard, dans une prise de conscience progressive à partir de 1968. Cette prise de conscience aurait été rendue collectivement difficile en raison de la « sanctuarisation idéologique » de Vatican II, produisant une incapacité à penser la « responsabilité possible du concile » dans ce décrochage. Cependant les remontées du terrain qui parviennent à Boulard à partir de 1968-69 signalent une baisse spectaculaire de la pratique notamment chez les jeunes. Si les effets de masses liés à l’essor démographique ont pu aussi contribuer à la difficulté de la prise de conscience, l’évolution de la part des pratiquants dans la jeunesse française est indéniable. Le décrochage opère partout et est partout spectaculaire, dans des zones de « chrétienté » comme en Vendée (avec notamment l’apparition d’une dissonance entre pratique pascale et dominicale), dans les grands centres urbains comme Paris et Lille.
Derrière cette rupture du milieu des années 60, G. C., tient à ce qu’il y ait un événement. Dans les textes conciliaires, il insiste sur l’importance de la déclaration Dignitatis Humanædont l’importance serait finalement plus ad intraqu’ad extra. Il la qualifie de « consécration tardive d’une sorte d’Aufklärungcatholique », « une sorte d’autorisation officieuse à s’en remettre désormais à son propre jugement en matière de croyances, de comportements et de pratiques ». Le concile lui-même fonctionne alors beaucoup plus comme causalité que la mise en œuvre du Concile et les initiatives désordonnées des années suivantes. C’est en permettant la « sortie collective de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché mortel » que le concile déclenche le décrochage. Il ouvre un cycle en ce que la sortie de la pratique est elle-même « déchristianisante » et ce d’autant que cette sortie concerne les baby-boomers dont l’A. constate le « surdécrochage ». Si des évolutions sociales, économiques et culturelles contribuent au changement religieux, l’A. insiste sur la force propre de l’événement conciliaire.
Ce qui s’effondre c’est bien chez G. C. une pratique nourrie par une culture de l’obligation. De ce point de vue, il insiste sur la crise de la confession, elle-même autrefois vecteur et moyen de mise en œuvre de cette culture de l’obligation. L’évolution de la confession est partiellement antérieure aux années 60. Il constate que des divergences de rapport à la confession distinguaient déjà fermement des groupes hétérogènes au sein même de l’ensemble des catholiques pratiquants. Cependant, ce qui se passe entre l’après‑guerre et les années 70 est bien l’effondrement d’un système qui existe encore partiellement, sa « décomposition » selon le mot de Louis Bouyer que G. C. reprend à son compte. À cette crise de la confession s’ajoute un phénomène qui la nourrit en retour, la marginalisation dans la prédication chrétienne de la question des fins dernières, qui permet la déconnexion contemporaine entre confession et communion. Ces facteurs joueraient un rôle au moins aussi important que la réaffirmation des interdits autour de la contraception par l’encyclique Humanæ Vitæ. La fin du dispositif des confessionnaux incarne la fin d’un ancien régime pénitentiel. Elle y contribue d’ailleurs en limitant la possibilité d’une « consommation » individuelle et discrète des sacrement. Elle accompagne enfin une « offensive culturelle généralisée contre toutes les formes de culpabilité et de culpabilisation ». Le tournant du milieu des années 60 jouerait ici au cœur sotériologique du système religieux catholique. Le regard porté sur l’œcuménisme et les autres religions, consécration d’une liberté de conscience interprétée comme liberté de la conscience catholique y contribuerait fortement, de même que le nouveau rapport à la mort dans les société d’abondance.
Le krach est donc, en ce sens, général et Vatican II en constituerait l’élément déclencheur.
De l’art difficile de lire des courbes de survie
On peut être gré à G. C. de bien des choses. Et d’abord de vouloir réhabiliter la question de la chronologie. De ce point de vue d’ailleurs, on ne peut que lui rendre raison lorsqu’il signale combien, contre Yves-Marie Hilaire et Georges Cholvy, le déclin tendanciel l’emporte sur l’alternance de phases de flux et de reflux. Le livre est aussi marqué par une prise au sérieux des pratiques rituelles dans leurs effets religieux synchroniques et diachroniques, tant sur les parcours individuels qu’en termes de communalisation. Il nous rappelle que, dans les vies et les communautés croyantes, les rites non seulement ne peuvent être regardés comme des décors, ni même d’ailleurs dans leur pure dimension rituelle, que les rites et les bricolages rituels ont une performativité, notamment communautaire, qui apparaît de manière spécifique lorsqu’on les analyse dans le temps de la communauté croyante.
On peut aussi se réjouir de cette saine relativisation de récits contradictoires et spéculaires sur la crise contemporaine du catholicisme français, récit dont la chronologie se rejoignent dans la chronologie que G. C. refuse et pour partie parvient à réfuter, à savoir celle d’un effondrement postérieur à 1968, qu’on veuille l’interpréter par l’inachèvement et le blocage de la réforme (la lecture qui incrimine le blocage autour d’Humanæ Vitæ) ou au contraire par l’excès de réforme (l’explication par la centralité de la question liturgique). On pourrait bien sûr noter que le fait d’établir une autre chronologie de la crise, ne suffit finalement guère non plus à rendre compte de la manière dont le blocage sur les politiques de l’intime, et l’instabilité créées dans le vécu rituel des communautés ont pu, pour des parts souvent – mais pas toujours – hétérogènes du monde catholique jouer dans le développement d’une crise qui les précède.
Cependant, il faut aussi reconnaître que tant cette chronologie que son interprétation posent dès l’abord des problèmes considérables. Avec une précision d’entomologiste, G. C. propose de déplacer la chronologie de la crise de 1968 à 1965 mais par contre de ne pas la faire remonter plus en amont. La crise serait bien celle du milieu des années 60 et n’interviendrait pas avant. Le tournant est bien de 1965, et l’A. insiste sur cette date même, faute de quoi bien sûr la coïncidence avec le Concile ne peut pas être établie et la thèse d’un Vatican II déclencheur de la crise, devient, au mieux, une hypothèse. Or à lire le chapitre qu’il consacre à ce « tournant de 1965 », rien en réalité n’est moins sûr ni réellement fermement établi, si ce n’est le fait que les acteurs du monde catholique ont eu du mal à eux-mêmes prendre acte du repli en cours. Les études de cas ne convainquent guère : pour une paroisse vendéenne une évolution en 1966 de la pratique des jeunes hommes (mais sans que les chiffres de la pratique des mêmes jeunes hommes pour l’année 1965 soit donnée…) ; dans le cas de Paris une évolution entre 1962 et 1975 sans précision chronologique claire ; dans le cas de Poitiers une comparaison essentiellement entre 1956 et 1968 ; dans le cas plus convaincant des paroisses lilloises, la lecture des chiffres laisse cependant parfois dubitatif par rapport à la thèse comme dans cette paroisse de Tourcoing où la baisse est de seulement 2% pour l’année 1966-67, mais de 12% en 67-68 et de 14% en en 1968-69… La même chose vaut pour d’autres aspects du tournant général analysé par l’A. Sur la crise de la confession, l’idée qu’elle n’interviendrait pas avant 1965 parce que les acteurs n’en parle guère se heurte à ce que l’A. démontre parfaitement lui-même, à savoir la difficulté pour des analystes parties prenantes du système pastoral de prendre actes d’évolutions de court-terme. Quant au changement de sotériologie, de la même manière la prévalence préservée (et partielle) d’un discours sotériologique ne vaut pas maintien de cette sotériologie. Supposer cette coïncidence c’est prendre le risque de réduire réciproquement la performance aux doctrines et les doctrines aux performances. Si on peut concéder à l’A. que la crise est certainement à l’œuvre avant 1968 il paraît bien difficile de la dater purement et simplement du milieu des années 60 et encore moins de 1965 précisément.
Cette discussion par trop positiviste sur la chronologie exacte serait indifférente si l’A. lui-même n’insistait sur l’importance de cette assignation à un moment précis. Et s’il est important de déplacer la chronologie de 1965 à 1968, il n’est pas indifférent pour lui de ne pas la faire descendre de 1965 à 1962. C’est en réalité d’ailleurs le cœur de sa thèse qui dépend de cette assignation. Car dans cette France des années 60 sur laquelle G. C. se focalise, si la rupture n’intervient pas en 1965, il devient non seulement plus difficile de faire du concile le déclencheur de la rupture de pente dans l’histoire de la déprise religieuse du catholicisme, mais il faut bien sûr encore revenir sur d’autres évènements et faits sociaux que le livre discute certes, mais minore et parfois ignore. Dans l’histoire de cette génération religieuse, nourrie à un certain nombre de certitudes nationales et ecclésiales, comment penser par exemple que la Guerre d’Algérie (que le livre oublie) ne joue pas un rôle déstabilisant que les débats internes au catholicisme à son sujet attestent pleinement ? Mais bien sûr la question la plus importante si la rupture n’intervient pas en 1965 mais bien dans les années 60 elles-mêmes n’est plus celle des événements mais bien sa dimension générationnelle clairement notée par Boulard et rappelée par G. C. Mais rappeler cette rupture ne peut suffire si on le lui attribue pas ses pleins effets. Ce moment des années 60 est bien pour toute une jeunesse celui d’une prise de distance géographique et sociale avec les micro-sociétés rurales qui sous-tendaient la réalité préservée des petites chrétientés dont Boulard voulait faire la cartographie. Il est aussi celui de l’accession à l’abondance, d’un changement de cadre de vie, de la modification radicale des rapports sociaux de genre, de la construction d’un nouveau rapport à la mort. Plus encore en France, où les effets sociaux des révolutions industrielles et des nouveaux rapports socio-économiques ont été jusque-là plus mesurés que dans d’autres parties du monde industrialisé, les années 60 apparaissent comme un moment ressenti comme tel par les contemporains, d’accélération de la modernisation. Dans le cas des paroisses vendéennes ou des paroisses populaires de l’est parisien, comment ne pas considérer que ces évolutions sociales sont en réalité décisives dans l’évolution de la pratique religieuse. Quand Boulard attribue à la nouvelle relation au week-end le déclin de la pratique urbaine, il se trompe, certes, mais son intuition qui lie l’évolution de la pratique à une évolution des styles et des temporalités de vie n’est peut-être pas si fausse. Cette rupture générationnelle peut et doit être lue d’abord et avant tout comme une rupture dans l’organisation sociale qui sous-tend le régime d’ecclésialité qui est celui de la France des années 60. C’est avec une conscience plus ou moins claire et plus ou moins explicite de ces évolutions que les acteurs français viennent et agissent au concile Vatican II. Il paraît finalement bien étrange de supposer qu’il faille l’effondrement effectif de la pratique pour que les acteurs du monde catholique réagissent aux évolutions rapides des structures socio-économiques qui permettent le maintien d’une pratique élevée quand ces évolutions se font sous leur yeux, et qu’ils ne cessent de les commenter et que les tensions intra-ecclésiales des années 50 ont en réalité des liens profonds avec elles. Reste d’ailleurs que les tensions et difficultés internes à l’Église de France, notamment concernant le régime de normativité qui entrerait en crise au milieu des années 60 sont relativement peu explorées. Dans le domaine de la prédication, les changements sont majeurs avec l’utilisation du lectionnaire français et surtout l’abandon progressif de la prédication par cycles (le péché, le salut, la morale, etc). Dans le domaine de la catéchèse proprement dite, l’affaire du Catéchisme progressif et la crise de 1957[2], signale les interrogations fortes autour de l’enseignement et de la prédication. Ce sont déjà des questions en lien avec le système sotériologique qui sont en cause, lorsque le Saint-Office et les critiques français du P. Colomb attaquent ce texte et à travers lui le mouvement catéchétique.
L’effet de cette focalisation sur la date et sur l’événement se conjugue d’ailleurs dans le livre de G. C. avec une vision très up-bottom de la crise du catholicisme français. La crise est celle du clergé et d’une élite militante pour ainsi dire culturellement cléricalisée. À tout prendre, cette vision correspond à une tendance historique lourde qu’on pourrait faire remonter à la fin du moyen-âge, celle d’une histoire longue du « réformisme » catholique par lequel les élites religieuses (cléricales et laïques) ont pris la main sur la définition du système religieux, non point seulement d’un point de vue doctrinal, organisationnel et rituel, mais bien du point de vue de la normalisation des pratiques et des émotions religieuses. Cette tendance lourde est une des rares qui transcendent les divisions que mentionnent G. C., du concile Vatican II à la Révolution. Cependant, cette vision de la crise non seulement n’est probablement pas très adéquate par rapport à l’agency religieuse et ecclésiale de parts importantes de la société et de l’Église en France qu’elle laisse de côté, mais elle ne peut en tous cas être correctement interprétée qu’en articulant le maintien de cette passion réformiste des élites catholiques à cet état de l’agencyreligieuse de l’ensemble des catholiques dans une société marquée la généralisation de l’éducation, l’amélioration rapide des conditions de vie et par la mobilité sociale et géographique.
Mais c’est ici aussi que l’on voit que le problème fondamental avec la grand narrative que propose G. C. n’est peut-être pas tant dans cette fragile focalisation sur la date et l’événement qui conduit à des conclusions incertaines, que dans la manière dont cette focalisation détermine le récit et les questions autour desquelles il s’élabore. À regarder de trop près parfois, on se fatigue tellement les yeux qu’à de la presbytie s’ajoute de la myopie…
Francocentrisme, cathocentrisme et christianocentrisme ou de la nécessité d’un minimum de décentrement…
En lien avec cette question de la chronologie, un des problèmes majeurs de l’analyse proposée dans ce livre est son improbable focalisation sur le cas du catholicisme français, focalisation d’autant plus problématique que le catholicisme est à un moment de son histoire où le catholicisme global est caractérisé à la fois par une intensification des circulations et des connexions – intensification qui va révéler ses pleins effets dans l’histoire même du déroulement du concile Vatican II – et en même temps par la forte détermination des réalités ecclésiales par l’échelle nationale.
Or, cette focalisation est d’autant plus gênante qu’elle apparaît en réalité comme la condition de possibilité de la thèse même de l’A.. Il en est effet plus que vraisemblable que la démonstration chronologique ne fonctionne pas pour les autres catholicismes des pays du Nord global qui seuls intéressent l’A.. Bien sûr, la déprise du catholicisme a été générale dans l’ensemble des sociétés qui connaissaient des évolutions socio-économiques comparables à celles de la France, mais tant l’étendue de cette déprise que sa chronologie varient brutalement selon une géographie nationale et même souvent infranationale. Pour les États-Unis, on sait par exemple que malgré la crise vécue aussi par le clergé américain dans l’après‑concile, les courbes des ordinations et de la démographie cléricale restent relativement bonnes jusqu’au milieu des années 80 et que la rupture de pente n’intervient véritablement qu’à partir de ce moment. Bien sûr le catholicisme américain, catholicisme de minorité et de minorité en croissance démographique constitue un cas à part (mais en même temps le cas à part d’un catholicisme dont le poids dans la géopolitique interne du catholicisme global est de plus en plus déterminant aussi et ce dès avant le concile). Mais la question demeure bien celle du caractère paradigmatique du catholicisme français. Les évolutions des catholicismes espagnol et portugais, dans un contexte de crise puis de sortie de dictatures revendiquant une posture de défense du catholicisme comme garant de l’ordre socio-politique, divergent, et entre elles, et par rapport au catholicisme français. La même chose vaut pour le catholicisme allemand (marqué par la double réalité liée à l’ordre confessionnel allemand de l’establishmentreligieux et du pluralisme chrétien) avec une perte de seulement 1,7 million de pratiquants sur 12 entre 1960 et 1970 et de par contre 2,4 million entre 1970 et 1980[3]. Cela vaut aussi pour le catholicisme italien. Or tous deux sont inscrits dans des configurations politiques démocratiques comme l’est la France. Sans parler bien sûr du cas irlandais, où le taux de pratique demeure quasi unanime au milieu des années 70 et encore massif au début des années 1990 et où l’effondrement s’est joué dans les trois dernières décennies, et qui donc aurait présenté une étonnante capacité de résilience face à la puissance éversive supposée de l’événement Vatican II selon la thèse de l’A. Si la chronologie prouve le caractère déclencheur de Vatican II dans la crise du catholicisme contemporain, que dire si cette chronologie n’est qu’une chronologie française ? Faut-il considérer que le reste du monde catholique n’aurait pas été affecté par le même phénomène de recul de la culture de l’obligation ? Pourquoi le concile n’aurait-il pas les même effets ? En réalité ce que le livre constate et qu’il faudrait expliquer comme tel est bien une exception française. Il ne suffirait pas en ce cas de dire que Vatican II constituerait le déclencheur d’une crise du catholicisme français, mais il faudrait encore pouvoir interroger les spécificités françaises de cette chronologie et de cette causalité… Ce francocentrisme analytique serait d’autant moins problématique s’il ne rejoignait par ailleurs un certain francocentrisme du catholicisme français qui transcende ses divisions internes.
L’autre manière dont cette analyse historique rejoint le récit de soi du catholicisme français est dans sa difficulté à prendre en compte les évolutions des autres confessions chrétiennes y compris dans le cadre français que l’A. ne mentionne qu’en passant sans que cela affecte son propos. Sur le moyen terme de la seconde moitié du vingtième siècle, les grandes dénominations protestantes ont connue des évolutions semblables et parfois plus brutales que le catholicisme français, en particulier dans les pays dans lesquelles ces dénominations avaient le statut d’églises d’état. Qu’on pense de ce point de vue seulement aux évolutions de l’anglicanisme contemporain ou des luthéranisme scandinaves (là aussi avec d’importantes variations) dont la chronologie se rapproche partiellement de celle du catholicisme français. Sans parler bien sûr du christianisme réformé en France, notamment dans les zones rurales où il était puissant, et du christianisme luthérien en Alsace. Le devenir des christianisme évangéliques et pentecôtistes dans la France contemporaine signale certes des formes nouvelles de religiosité chrétienne et d’inscription du christianisme dans la société française. Cependant, dans la mesure où les évolutions de certains christianismes protestants et du catholicisme sont parallèles, ils posent nécessairement une question commune, question qui déplace fortement le récit de l’effondrement du catholicisme français si on prend en compte cette comparaison et ce même dans le seul cadre français. Ce qui est en cause dans la France des années 60 est bien une accélération, mais non la seule accélération de la déprise du catholicisme français, mais bien celle de la déliaison de l’ordre religieux confessionnel de l’époque moderne.
Cette déliaison, si elle passe par des dynamiques religieuses, ne peut être réduite à ces dernières. Là encore des comparaisons plus vastes permettent non seulement d’élargir le récit mais surtout certainement de le rendre plus adéquat et moins obsidional. Car en effet les dynamiques de déprise, d’individuation des parcours religieux, de crise des régimes de normativité, et d’affirmation du pluralisme religieux, sont très loin de concerner les seules sociétés historiquement chrétiennes. La même chose vaut pour les dynamiques d’accélération du temps, y compris du « rythme de vie »[4]. Parmi les pays marquées par l’avènement d’un haut niveau de développement économique, le Japon est par exemple caractérisé par des évolutions religieuses tout à fait comparable tant en termes de fréquentation des lieux de culte qu’en terme de rapport aux autorités religieuses[5].
Cette triple focalisation narrative, sur la France, le catholicisme, et le christianisme, s’exprime dans cette étrange tentative de l’A. de réhabiliter la notion de « déchristianisation ». La notion avait fait l’objet d’un débat marqué par des orientations politico-religieuses divergentes entre les historiens du catholicisme français, notamment dans les années 80. Ceux qui la refusaient lui reprochaient – comme le rappelle G. C. – de trop replacer la déprise religieuse dans la continuité de la politique de déchristianisation de la Révolution (en faisant d’une certainement manière de la société le relais sécularisateur de l’état) et de supposer en retour une « christianisation » mal définie. Le francocentrisme de cette requalification analytique est double : d’une part la catégorie est essentiellement celle d’unehistoriographie française, d’autre part, elle ne peut fonctionner en réalité que pour un cas comme celui de la France (avec les spécificités de son histoire politico-religieuse mais aussi de la déprise religieuse que le pays a connu).
C’est qu’en réalité l’ouvrage de G. C. repose sur un certain nombre de refus analytiques plus ou moins explicités, notamment par rapport aux analyses sociologiques contemporaines mais aussi par rapport à d’autres analyses historiques ou philosophiques des régimes contemporains du religieux. Dans le contexte français, les travaux qu’il met à distance sans le faire vraiment explicitement sont, entre autres, ceux de Denis Pelletier (qui insiste notamment sur les dynamiques politiques et intellectuelles conjointes[6]) et de Danièle Hervieu-Léger, dont l’A. met volontairement à distance la qualification de la déprise religieuse comme passage de la sécularisation des institutions à une exculturation[7], alors même que cette caractérisation sert à penser ce que G. C. entend affronter, à savoir justement la possibilité d’une illisibilité du catholicisme dans la société française. Mais, précisément, vouloir le faire dans les termes d’un achèvement de la « déchristianisation » est déjà une prise de position sur la nature de cette déprise, mais aussi en réalité sur ce que devient la croyance dans le monde contemporain.
Les questions que l’ouvrage refuse en effet de poser sont bien celle de la « sécularisation »[8]des sociétés contemporaines (entendue ici seulement comme un déboitement du politique et du religieux, puis du religieux et du social, et avec cette caractéristique analysée par Charles Taylor de la transformation du religieux en option[9], et en option se jouant à une échelle individuelle) et celle de l’hyperpluralisation du religieux (lui-même élément d’un hyperpluralisme plus général) dans les sociétés à haut niveau de développement économique, hyperpluralisation qu’un historien comme Brad Gregory fait remonter pour le monde occidental à la rupture de la réforme[10].
Pour l’historien familier de terrains plus anciens que ceux du catholicisme contemporain, cette triple focalisation géographique et religieuse apparaît donc comme profondément solidaire d’une focalisation sur le présent qui masque les effets d’une tectonique des plaques religieuses qui détermine les événements et devrait trouver une part essentielle dans nos récits.
Misère(s) du présentisme
Poser la question du temps long, c’est en réalité aussi entrer dans le cœur de la seconde thèse de G. C., à savoir que c’est la fin de l’insistance pastorale sur la pratique dominicale, elle-même permise par le décentrement sotériologique de la prédication et de la catéchèse et par la perte du caractère normatif de la confession comme instrument de contrôle des comportements et des pratiques religieuses, qui a produit un cercle « déchristianisant ».
Si l’on ne peut que constater avec l’A. que le recul de la pratique a bien des effets sur la communalisation catholique et bien sûr sur les parcours individuels eux-mêmes, lire ces évolutions d’abord dans une perspective de court terme se révèle éminemment problématique. La question que pose en réalité de ce point de vue G. C. est celle de la crise du régime de normativité caractéristique de ce que Paolo Prodi a voulu qualifier comme un « âge tridentin » du catholicisme[11] défini justement par ce régime de normativité (tant en termes de normes que d’instruments de mise en œuvre). Or de ce point de vue le récit qu’il propose se heurte à de nombreuses difficultés. Ce que l’A. en particulier semble sous-estimer est la profonde reconfiguration des pratiques et des modes de fonctionnement caractéristiques du catholicisme moderne au XIXe siècle, dans ce moment de « recharge sacrale » (A. Dupront) dont l’énergie est en réalité déjà largement une énergie politique.
C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne l’histoire de la confession. Le confessionnal que décrit G. C., garant d’une consommation discrète et individuelle du sacrement est un confessionnal contemporain à mille lieux d’un confessionnal moderne, très lentement acculturé et qui surtout rompt d’autant moins la relation interpersonnelle entre pénitent et confesseur que l’affirmation du devoir des catholiques, y compris dans les paroisses, à se confesser à leur confesseur propre est non seulement maintenue mais en réalité renforcée à partir du XVIIe siècle. Sa réhabilitation de la lecture deluméenne de la confession moderne[12]– outre qu’elle entre directement en confit avec l’historiographie récente du catholicisme moderne – manque surtout le fait que cette lecture est fortement déterminée par la reconfiguration d’un certain nombre d’éléments de la confession moderne au XIXe siècle, c’est-à-dire par une formalité de la pratique de la confession que Jean Delumeau a lui-même connue et par rapport à laquelle il écrit son histoire dans une perspective de déconstruction.
Plus généralement, ce qui pose problème ici est le récit implicite du catholicisme moderne qui sert de contrepoint au récit contemporain que construit G. C. : c’est de lui que dépend l’absorption du récit du contemporain dans une herméneutique de la perte. Le traitement de la Révolution le signale. S’appuyant essentiellement sur les travaux de Timothy Tackett, G. C. voit dans la révolution le choc qui met en place les contrastes socio-géographiques qui structurent la vie du catholicisme français jusqu’à la rupture de Vatican II. Toujours concentré sur la pratique, il privilégie l’interprétation de la Révolution qui voit dans cette dernière plus un facteur même d’évolution que le révélateur d’évolutions. Dans l’histoire religieuse de la rupture révolutionnaire, il identifie bien à la suite de Timothy Tackett, le fait qu’après la Révolution « le religieux [est] désormais au cœur de la définition du politique et vice versa » mais n’en tire en réalité pas les conséquences pour l’histoire du catholicisme contemporain. En effet, si le politique est central dans la définition du religieux, c’est aussi la force de cette recharge politique du religieux qui est déjà en crise au XXe siècle. Feu la chrétienté écrivait en 1950 Emmanuel Mounier pour désigner ce déboitement du politique, du religieux et du social. Dans l’histoire longue qu’il en proposait, la Réforme constituait un point de départ, et une étape fondamentale. Le livre pour sa part intervenait au moment où il n’apparaît plus guère possible de rêver la société, l’Église et leur articulation sur cette base. La recharge politique de la « chrétienté » catholique moderne, conséquence de la Révolution est déjà épuisée. Par ailleurs, la vision qu’a G. C. de la Révolution et surtout de sa place par rapport à une économie religieuse préalable qu’il ne décrit guère sous‑estime les tensions et les contradictions à l’œuvre dans la réforme catholique. Tout en notant à la suite des travaux de Dominique Julia ou de Louis Pérouas que des dynamiques de « déchristianisation » sont déjà à l’œuvre dans la France d’Ancien Régime, il ne fait guère de place dans son récit à ces mêmes dynamiques. Dans le cas des pays de l’Yonne, Dominique Dinet[13]– pourtant partisan comme G. C., contre Dominique Julia et Boulard, de l’usage du terme de « déchristianisation – avait montré de manière assez convaincante comment le réformisme catholique, dans sa forme janséniste, avait produit une pastorale qui avait éloigné les fidèles de la pratique et nourri l’anticléricalisme bourguignon que la carte Boulard devait ensuite traduire.
Là encore, la discussion n’est pas simplement d’érudition mais bien celle de la construction même du récit historique. Comme nombre de travaux sur le catholicisme contemporain, la grand narrative construite par G. C. tend à réactiver le mythe d’une réforme catholique cohérente et ayant réussi dans la consolidation d’une forme spécifique de chrétienté. C’est ne pas voir non seulement que la réforme catholique est elle-même solidaire de la sécularisation. C’est ne pas voir que ce récit est précisément le produit d’une historiographie post-révolutionnaire qui réconcilie critiques et apologistes du catholicisme autour de l’idée qu’a existé avant la Révolution un système totalisant d’organisation sociale et politique reposant sur des principes religieux (que ce soit pour le décrier ou pour le louer). C’est ne pas voir que les tensions et les contradictions profondes qui travaillent le catholicisme confessionnalisé des XVIIe et XVIIIe siècles touchent au cœur même de ce que G. C. croit mis en crise par Vatican II, à savoir un régime de normativité, mis en œuvre sous l’espèce d’un gouvernement des corps et des âmes dans le cadre de la confession, et reposant sur une sotériologie. Or tous ces éléments sont en réalité déjà profondément fragilisés par les contradictions d’un réformisme catholique qui produit ensemble culture d’obéissance et compétences critiques des fidèles, politisation du religieux et mise à distance du religieux par le politique, démission et institution de la conscience individuelle.
Lorsque G. C. écrit à propos de Dignitatis Humanae, que l’affirmation par les pères conciliaires de la liberté de conscience, a surtout valu affirmation d’une liberté de la conscience catholique, il sous-estime en réalité les failles déjà à l’œuvre dans le régime de normativité mis en place à l’âge confessionnel, failles que sa recharge politique partielle à l’époque contemporaine n’a justement pas réussi à consolider véritablement. Si l’on peut être d’accord avec lui que la reconfiguration du rapport au salut et aux obligations religieuses jouent un rôle dans l’histoire des prises de distances individuelles et collectives à l’égard du catholicisme, force est de constater que l’histoire de ces reconfigurations est une histoire bien plus longue, plus complexe et surtout moins linéaire que celle qui nous est proposée ici.
De ce point de vue l’événement de Vatican II s’il a pu fonctionner comme explicitation et volonté de tirer les conséquences religieuses de ces reconfigurations, et sur une échelle de temps courte, comme une autorisation, apparaît difficilement comme un déclencheur. L’A. lui-même semble avoir des doutes. Dans un passage paradoxal, il écrit ainsi que « le Concile Vatican II me paraît avoir provoqué de manière indirecte l’évanouissement d’un système qui était probablement, au demeurant, miné de l’intérieur sans quoi on s’expliquerait mal qu’il ait pu s’effondrer si subitement et avec si peu de résistance ». Mettre fin à une illusion apparaît difficilement comme le fait de provoquer une disparition. Le problème n’est pas dans la causalité, il est en réalité dans la caractérisation de l’évolution.
Mais alors, que veut dire G. C. lorsqu’il affirme que le concile Vatican II a servi de déclencheur à une crise de la culture de la pratique obligatoire ? S’il s’agit simplement de constater que Vatican II a fonctionné comme une sortie d’un régime coercitif de fonctionnement des normes religieuses, ce constat rejoint de fait certainement certains accents du concile, et notamment la nouvelle articulation du politique d’une part et du religieux et du moral de l’autre que l’on trouve notamment mais pas seulement dans Dignitatis Humanæet dans la double affirmation du devoir moral d’adhésion à la vérité lorsqu’elle est perçue comme telle et du droit à une recherche de la vérité libre de coercition. Mais, il n’y a finalement là guère de neuf, et surtout rien d’autre que l’explicitation d’une dynamique religieuse déjà à l’œuvre. S’il s’agit par contre d’affirmer que le régime de normativité moderne survit encore largement en 1965, c’est sous-estimer les raisons pour lesquelles le concile a fait l’objet d’un consensus large dans le monde catholique et pour lesquelles la chronologie de la crise de la pratique diverge dans le monde catholique.
C’est ici aussi que le présentisme de l’ouvrage se révèle particulièrement problématique en ce qu’il rejoint le présentisme du catholicisme français lui-même, notamment dans son obsession de son propre déclin. Dans l’interprétation de ce déclin, à côté de deux récits sur les effets du moment 68, deux autres discours indigènes sur le concile s’affrontent et en réalité se reflètent. L’un voit dans l’aggiornamentode Vatican II la cause efficiente du déclin (de manière directe dans sa version intégriste, de manière indirecte dans une version restaurationniste qui non seulement blâme les lectures postérieures du concile, mais privilégie une lecture qui soit minimise l’autorité du concile soit en évacue des aspects centraux) ; l’autre voit dans l’insuffisante application du concile la cause du non dépassement de la distance qui s’est installée entre l’Église et la société. Tous deux partagent l’idée que d’une manière ou d’une autre si l’Église était vraiment elle-même, une société chrétienne renaîtrait ; ils ne partagent simplement pas la même vision d’un même fantasme nuptial entre l’Église catholique et la société française. Dans un monde académique où les partisans de ce second récit ont longtemps dominé le champ de l’histoire religieuse, on peut comprendre que l’A. ait souhaité vouloir faire bouger les lignes. Mais faut-il le faire en maintenant la recherche d’explication dans les termes de cet affrontement de récit spéculaires et indigènes ?
Probablement la focalisation sur l’histoire proche y conduit-elle plus facilement, mais c’est bien pourquoi l’historien du contemporain devrait s’en méfier plus encore. Jacques Le Goff avait à propos du temps long et de la nécessité de l’étudier cette formule magnifique : « Le Moyen-Âge ne m’a retenu que parce qu’il avait le pouvoir quasi magique de me dépayser, de m’arracher aux troubles et aux médiocrités du présent et en même temps de me le rendre plus brûlant et plus clair ». À l’inverse, le présentisme historiographique a ici pour effet de rendre le passé proche plus froid et plus confus. S’il le fait c’est justement parce qu’en nous enfermant dans les dialectiques des récits indigènes, il nous repayse.
Quand croire c’est ce qui se perd… ou les apories de la thématique de la transmission
Ce repaysement n’est pas sans prix. Dans ce texte en effet, ce qu’un certain nombre de ses lecteurs qui croient leur propre analyse politico-religieuse validée par ce dernier ne voient pas, l’évocation implicite de la chrétienté ne vaut littéralement que comme une é-vocation. La chrétienté qui hante le récit que construit G. C. est dans ce récit un fantôme et non un modèle. Il ne cesse de proclamer l’inévitabilité des évolutions qu’il décrit, au point d’ailleurs de presque nier la force des événements dont il proclame la centralité. Chez les premiers historiens de la « déchristianisation », celle-ci vaut par référence à la « chrétienté ». De quelque manière, dans le récit qui nous est présenté ici, c’est la « chrétienté » qui est comprise par référence à la « déchristianisation ».
C’est qu’en réalité est à l’œuvre dans ce récit une étrange historicité de la croyance. Les évolutions du croire et du croyable y sont décisives. On l’a vu, G. C. accorde une importance majeure aux évolutions des croyances des catholiques français (et notamment des élites cléricales et militantes) dans la sotériologie traditionnelle et dans la doctrine des sacrements qui s’articule à cette sotériologie. Le contenu doctrinal de la foi évolue, mais en réalité le croire lui-même comme acte et comme déterminant d’une performance croyante, performance qui inclut un rapport à la communauté ecclésiale, ne change guère. Tous les changements économiques et sociaux dont l’A. examine les effets en comparaison des effets du concile Vatican II, contribuent à une érosion du niveau et de l’intensité de la croyance, mais ne changent guère les conditions et les formes de la croyance. Quant au contenu de la croyance, il se joue alors dans un ordre propre ; c’est d’ailleurs en réalité parce que les conditions du croire et le croire lui-même ne changent guère que l’affirmation du caractère déclencheur de l’événement Vatican II est possible dans cet ordre.
Quant à la pratique, si elle constitue le point central, c’est bien aussi parce que la foi constitue un dépôt collectif dont l’économie fondamentale est pour l’individu celle d’une inculcation et d’une préservation (un capital qui s’acquiert et s’entretient) et pour la communauté celle d’une inévitable érosion, même si celle‑ci varie selon les lieux, les temps, les formes de communalisation. Cette conception est plus explicite dans d’autre textes de G. C., par exemple dans son évocation d’une plus grande résilience du catholicisme d’identité par rapport au catholicisme d’ouverture (deux termes à l’égard desquels l’A. affiche des réticences légitimes[14]). On la retrouvait d’ailleurs déjà dans ses travaux sur le spiritisme où celui-ci était présenté comme une stratégie de négociation de la « sortie du catholicisme » pour un certain nombre de ses adeptes[15]. Le catholicisme est une religion dont on sort mais où l’on ne rentre guère. Le fait que les communautés catholiques dans le monde sont de plus en plus constituées de (re-)convertis n’entre finalement guère dans le tableau du catholicisme contemporain qu’il nous propose, y compris au risque de l’incompréhension du rôle et de la rhétorique de la conversion jusque dans les bastions sociologiques du catholicisme français.
Cette conception de la croyance n’est pas seulement problématique. Son premier effet est de produire un quasi-cercle herméneutique : elle détermine la lecture du religieux à partir du prisme essentiel de la déprise, enfermant paradoxalement l’histoire du catholicisme dans ce que les critiques de la secularization thesis avaient justement désigné comme un sécularisme idéologiquement marqué et européocentré[16]. Surtout, elle empêche de penser les reconfigurations de la croyance dans la société contemporaine et la manière dont l’histoire contemporaine du catholicisme a aussi fonctionné par ajustement à ces reconfigurations. De ce point de vue en effet, la croyance contemporaine apparaît comme prise dans une double évolution : d’une part une individuation accrue de la croyance, l’émergence d’une « christianisme de volontaires »[17] et d’autre part l’intensification conjointe de la double dimension d’intermittence[18]et de performativité du religieux[19]. Dans les sociétés sécularisées, croire c’est toujours croire au risque de ne pas croire, de ne pas croire toujours, de ne pas croire tout le temps ; c’est aussi croire dans une logique d’imagination et de créativité individuelle et communautaire dans un temps d’inévidence des performances individuelles et collectives.
De la même manière et par conséquent, chez G. C. si l’Église s’affronte à des changements et doit se confronter à sa propre érosion, elle ne change elle-même pas non plus : son ecclésialité, sa manière d’être elle-même à elle-même en fonction d’une imagination doctrinalement déterminée, n’évolue pas. C’était pourtant bien cela aussi que Vatican II avait proposé aux catholiques de repenser. Croire de chrétienté, église de chrétienté, fantôme de chrétienté : la volonté de fournir des explications religieuses à la crise se résout ici en téléologie de la sécularisation.
De ce point de vue, une des discussions les plus intéressantes dans l’ouvrage est celle des effets de seuil de la déprise religieuse. L’A. pense qu’à un moment – qu’il situe globalement autour de 10% –la rétractation du catholicisme atteint un point où les « mouvements dans l’Église » cessent d’être des « mouvements dans la société » ; où les catholiques peuvent apparaître et se mobiliser dans la société française mais sans réellement être capables de peser dans cette société. Cette question est décisive et on ne peut qu’être d’accord avec l’A. que, dans les société contemporaines, une rétractation considérable de la structure ecclésiale (présence de communautés, couverture géographique etc.) peut atteindre un point qui place hors champs la proposition chrétienne dans une société pluraliste. Si cette proposition chrétienne ne peut tout simplement pas être entendue et si elle manque de relais pour être explicitée, si les langages religieux disponibles la rendent incompréhensible, elle ne peut rencontrer les interrogations religieuses qui travaillent des parcours individuels dans la société contemporaine. C’est bien un risque d’illisibilité du catholicisme qui est à l’œuvre dans une société marquée par un haut degré d’exculturation du christianisme comme la société française.
Il faut cependant aussi ajouter – ce que l’analyse de G. C. – ne prend jamais en compte – que si les effets de seuil sont bien sûr quantitatifs, ils sont aussi qualitatifs. Dans des sociétés dans lesquelles l’adhésion religieuse peut-être facilitée par une socialisation et une éducation religieuses, celle-ci demeure marquée par une dimension d’investissement personnel. Il peut de ce point de vue arriver que les formes mêmes de la socialisation religieuse constituent un obstacle pour la rencontre individuelle entre une interrogation religieuse et une grammaire chrétienne. Dans le cas du catholicisme français, il apparaît clairement que la territorialisation géographique, sociale et politique (bien plus marquée que pour les catholicismes des autres sociétés à haut niveau de développement économique) a constitué à la fois un mécanisme de préservation des structures et en même temps aussi un repoussoir pour des parcours individuels.
Le catholicisme français face à son « effondrement » ou du succès d’un livre
L’ouvrage de G. C. a eu un retentissement significatif dans le catholicisme français. Le plus étonnant est peut-être que cette réception s’est faite dans des termes assez indifférents selon les lieux de la cartographie du catholicisme français. La Croix lui a consacré une recension élogieuse quoi que peu consciente des enjeux historiens du texte. Celle d’Esprit est circonspecte mais en reprend des aspects essentiels. Henri Tincq, dans une courte note pour Études, voit du courage dans l’affirmation « que c’est bien le concile qui a « enclenché » la rupture ». Une recension-entretien accordée par l’A. – dans laquelle il prend en compte plusieurs des critiques qu’on lui adresse ici – au Monde des religions, dit peut-être, dans son titre même, une des raisons de cette réception « Pourquoi Mai 68 n’est pas responsable de la désaffection des Eglises ». En transférant la responsabilité de la crise, sur le concile plutôt que sur les dynamiques propres du catholicisme français et les formes d’engagements religieux et politiques d’une génération, il offre à la génération qui a vécu la rupture une porte de sortie face à ses propres interrogations, au prix – guère onéreux désormais – de l’acceptation de l’inévitabilité de la crise et de l’interprétation du concile comme tentative d’ajustement à cette dernière.
L’ouvrage a par ailleurs fait l’objet d’une réception enthousiaste de la presse et des sites de tendance restaurationniste, mais surtout traditionnalistes et intégristes qui y ont vu la confirmation scientifique de leurs thèses. Ceci s’est fait au prix de l’évacuation de deux affirmations fondamentales de l’ouvrage : à savoir celle du rôle relativement indifférent de la réforme liturgique mais surtout celle de l’inévitabilité des tendances lourdes de la « déchristianisation ». Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de noter que ces lectures acceptent non seulement le fixisme ecclésiologique implicite dans l’ouvrage (ce qui n’est guère surprenant) mais aussi la réduction naturalisante de la croyance à sa propre résilience et à sa propre transmission. Récemment, G. C. a donné un entretien au bimensuel catholique conservateur l’Homme Nouveausous forme de conversation avec le publiciste Jean Chaunu et un prêtre traditionaliste, l’abbé Claude Barthe[20]. Cet entretien est extrêmement révélateur tant pour comprendre les enjeux de ce livre que ses possibles lectures. Interrogé sur la charge symbolique de sa thèse sur la responsabilité de Vatican II dans la crise du catholicisme français, G. C. répond par une protestation d’absence d’affiliation ecclésiale qui vaudrait garantie de neutralité[21]. Il y a dans cette affirmation d’agnosticisme méthodologique quelque chose de délicieusement désuet et positiviste. En France plus qu’ailleurs, compte tenu de l’empreinte sociale et politique, mais aussi intellectuelle du catholicisme, personne n’est neutre à l’égard du catholicisme. Les perceptions que nous en développons sont toujours aussi déterminées par des choix politiques et esthétiques. De ce point de vue la manière dont G. C. réduit le catholicisme à ce qui en lui résiste à la sécularisation semble tout de même aussi relever d’une discours situé. Dans son obsession de la transmission et de la résilience, le récit qu’il propose apparaît finalement comme une version agnostique du récit historique qui sous-tend la triple territorialisation politique, géographique et sociale du catholicisme français.
C’est ici bien sûr que les exclusions théoriques de l’ouvrage jouent un rôle fondamental. Elles sont la condition de la mise à distance d’autres interprétations possibles non seulement de l’histoire du devenir du catholicisme dans la société française mais aussi du fonctionnement contemporain du catholicisme. La réception de l’ouvrage apparaît alors à rebours comme le signe des difficultés persistantes du catholicisme français à affronter – même d’un point de vue théorique – les conditions nouvelles de la croyance dans les sociétés contemporaines et en particulier l’individualisation des performances et la fragilisation de l’ancien régime de normativité, qui demeurent perçues dans une perspective dépréciative d’un point de vue religieux, au-delà des clivages internes du catholicisme français. L’effondrement de la chrétienté ne vaut pas sortie du modèle intellectuel de conceptualisation du religieux qui l’accompagne.
Ceci dit peut-être plus qu’il n’y paraît d’ailleurs du moment contemporain du catholicisme français. En effet, ce que partagent ces lectures politiquement divergentes du petit livre de G. C., est l’acceptation de cette double réduction de la croyance et de l’Église à leur naturalité et à leur institutionnalisation. Dans son entretien de 2018, G. C. reprend une comparaison, esquissée dans le livre, de l’aggiornamentode Vatican II avec le processus de réforme politique de la révolution française et l’étend cette fois aux réformes post-communistes en Chine et en Russie, parlant à propos de Vatican II d’un « effet perestroïka » : une réforme trop tardive qui induit des changements plus rapides et plus radicaux qu’elle ne l’envisageait. Fut-un temps, où une telle conception de l’Église aurait immédiatement conduit à une critique théologique des outils de l’historien. Désormais, où que l’on se situe sur la carte du catholicisme français, cette critique théologique ne vient ni n’est même envisagée. Le désarroi face à la rétractation de l’Église dans les sociétés occidentales et la politisation des rapports internes entre catholiques français (qui permettent la réception du récit proposé ici en fonctions d’objectifs divergents) passent par une mise à distance de la norme théologique qui ne concerne d’ailleurs pas simplement la question de la lecture chrétienne d’un récit historien. Cette lecture manifeste en retour une des choses qui caractérise le catholicisme français au-delà de ses divisions, une crise transversale de la capacité normative de la doctrine, une « déthéologisation » qui n’est pas le moindre de ses paradoxes contemporains.
Reste surtout qu’à des catégories qui mettent en équivalence le déclin du christianisme et de la chrétienté, au point de prendre le risque de méconnaître les reconfigurations du croire dans le monde contemporain, l’historien peut préférer de penser comment une proposition religieuse vit dans une société marquée par le pluralisme et de penser l’advenue de ce nouveau régime du religieux sans le rabattre sur la seule perte statistique dont il est par ailleurs tributaire. Ceci suppose de prendre au sérieux les questions et les outils des sciences sociales du religieux. Il peuvent aider l’histoire à ne pas se laisser enfermer dans les termes du débat par lesquels s’affrontent les acteurs contemporains du catholicisme, et dans la position de celui qui arbitre voire valide, leurs conflits narratifs.
par Jean-Pascal Gay.
[1]Guillaume Cuchet,Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, 2018.
[2]JoëlMolinario, Joseph Colomb et l’affaire du Catéchisme progressif. Un tournant pour la catéchèse, Paris, 2010.
[3]Donnes statistiques, projet EUREL, http://eurel.info
[4]Hartmut Rosa,Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, Malmö-Aarhus, 2010.
[5]John K. Nelson,Japanese Secularities and the Decline of Temple Buddhism, dans Journal of Religion in Japan, 1/1 (2012), p. 37‑60.
[6]DenisPelletier, La crise catholique. Religion, société et politique en France (1965-1978), Paris, 2002.
[7]Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris, 2003.
[8] Je n’entre pas dans la discussion des critiques fait à ce terme et des éventuelles raisons de le maintenir. Sur ce point voir Jean-Paul Willaime,La sécularisation : une exception européenne ? Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions, dans Revue française de sociologie, 47/4 (2006), p. 755-783.
[9]CharlesTaylor, A Secular Age, Cambridge Mass., 2007.
[10]Brad S. Gregory, The Unintended Reformation. How a Religious Revolution Secularized Society, Cambridge Mass., 2012.
[11]Paolo Prodi, Il paradigma tridentino. Un’ epoca della storia della Chiesa, Brescia, 2010.
[12]Jean Delumeau,L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, 1990.
[13]Dominique Dinet,Une déchristianisation provinciale au XVIIIe siècle : le diocèse d’Auxerre, dans Histoire, Économie, Société, 10/4 (1991), p. 467-489.
[14]Guillaume Cuchet,Quelques hypothèses sur l’étrange « déclin du catholicisme d’ouverture »dans Bruno Dumonset Frédéric Gugelot(éds.), Catholicisme et identité. Regards croisés sur le catholicisme contemporain (1980-2017), Paris, 2017, p. 45-60.
[15]Guillaume Cuchet,Les Voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle, Paris, 2012.
[16]J.‑P. Willaime, La sécularisation: une exception européenne ?…, [voir n. 8].
[17]Danièle Hervieu-Léger,Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, 2017.
[18]AlbertPiette, Le fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire, Paris, 2003.
[19]Emma Aubin-Boltanski, Anne-Sophie Lamine, Nathalie Lucca(éds.), Croire en actes. Distance, intensité ou excès ?, Paris, 2014.
[20]Mai 68 a-t-il détruit l’Église ?, dans L’Homme Nouveau, 1663, 12 mai 2018, p. 10‑15.
[21]« je ne suis pas du tout partie prenante des débats internes dans l’Église à ce sujet, donc cela m’est égal ».