« Penser avec le genre » : Echanges entre Paul Thibaud et Hervé Legrand
Le « genre » chez les cathos (à propos du livre Penser avec le genre)[i]
Par Paul Thibaud (texte relu le 1/02/2017)
Ce livre est issu de colloques organisés par « Confrontations », association d’intellectuels catholiques. Les maîtres d’œuvre annoncent d’emblée l’enjeu : «rompre le front qui semblait se tracer entre le catholicisme et les sciences sociales » après la « manif pour tous ». Des formules analogues reviennent à plusieurs reprises. Elles impliquent deux choses 1° Il ne s’agit pas d’une défense ou d’une critique des (de la) théorie(s) du genre, mais du rapport de la pastorale catholique avec des sciences sociales qui la déstabilisent et devant lesquelles elle a tendance à se rétracter. 2° A distance des pôles qui se sont cristallisés, il s’agit de tracer une voie d’échanges possibles. C’est pourquoi certains contributeurs (notamment celui qui vient le premier, Erik Neveu (politiste de Rennes) dénoncent comme une habitude pernicieuse chez les catholiques de mettre sur le podium, de « surciter » les « vedettes théoriques » et médiatiques du Genre (comme Judith Butler, Béatriz Preciado, Marcella Iacoub …) dont les thèses provocatrices sont une cible trop facile.
Rassemblant treize contributions, ce livre n’est pas homogène. Un des auteurs, l’anthropologue David Le Breton y fait de la théorie en débat une présentation aussi proche que possible de ce que pourraient souhaiter ses pires adversaires. « Le corps devient la prothèse d’un moi en quête d’une incarnation provisoire (…) Le corps est une sorte de brouillon à corriger par un travail adéquat, l’habitacle provisoire d’une identité qui qui refuse toute fixation (…) Le rêve est d’inventer sa singularité. » Tout cela dans le seul premier paragraphe. Cette ligne artificialiste est soutenue tout au long du texte jusqu’à cette proclamation en dernière page : « La démarche est profondément politique et traduit l’individualisation du sens propre à nos sociétés contemporaines. » Mais ce n’est pas là la tonalité générale. A l’opposé on trouve une critique serrée par le philosophe Vincent Aubin, de David Stoller, un de ceux qui ont imposé la perspective culturelle sur la division sexuelle. V. Aubin montre que Stoller commence par une description du sexe réduite à une simple énumération de traits physiques (apparents ou non) avant de faire intervenir l’interprétation culturelle qui donne un sens et un nom à cette « somme algébrique » : le sexe qu’on « assigne » au nouveau-né. Comment un discours, objecte V. Aubin, pourrait-il unifier des éléments qui appartiennent à un ordre non discursif ? Cette incohérence tient à l’occultation de la vraie cohérence, biologique, qui réunit les éléments énumérés : la capacité de participer, d’une manière ou de l’autre, à la procréation. Philosophe également, Michel Boyancé juge lui aussi impossible de séparer le genre (le sexe social) des données biologiques sur quoi il fait fond, il finit par renvoyer dos à dos ceux pour qui la nature règle et oriente intégralement la sexualité et ceux qui veulent ignorer le corps, « comme si les personnes n’étaient pas leur corps ».
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A distance de ceux qui affirment et de ceux qui récusent la prépondérance du culturel, la ligne du recueil est centriste, mais d’un centrisme de gauche. L’opposition aux traditionnalistes est formelle : pas question de laisser dire que la nature suffit pour définir le sexe et fixer les règles de son emploi, dont l’hétérosexualité .Mais on est plus accommodant envers ceux qui étendent très loin le domaine de la liberté subjective et l’artificialisme. Ces hommes de progrès exagèrent sans doute, mais ils ont raison sur l’essentiel, le social n’est pas déterminé par le naturel. La contribution du philosophe Jean-Pierre Pierron[ii] dans le recueil est la présentation la plus articulée de cette position « axiale ». La pointe de sa polémique est dirigée contre la « famille naturelle», expression dont on peut dire en effet que c’est un oxymore et qui revient, dit-il, à décréter une continuité sans inflexion ni interruption entre la physiologie des organes, l’essence de la sexualité et la norme, thèse, ajoute-t-il que ses partisans voudraient imposer avant tout débat[iii] et qui, dans la vie sociale, justifie, l’intolérance à l’égard des formes irrégulières de sexualité.
En lisant cela, on a le sentiment que le désir de dialoguer avec ceux qui sont engagés dans les « études de genre » entraine J.P. Pierron à schématiser rudement les positions adverses, sans doute en partie par tactique : c’est un prix à payer pour entrer dans le débat. Les dérapages du côté du genre, sont possibles, mais cela ne justifie pas qu’on se sépare de la juste révolte de ceux qu’indignent certains mépris ataviques et encore actuels. Aux dérapages possibles il cherche remède du côté de « l’herméneutique », le mot revient souvent sous sa plume sans être explicité. L’interprétation en question n’est évidemment pas celle d’un texte canonique, c’est celle des situations : « L’ordre sociologique, nous dit-il, porte l’ordre symbolique que soutenait hier l’ordre théologique » (p.187). Mais l’herméneutique de notre présent, il ne l’entreprend pas. Le risque est signalé « d’une dérégulation du monde commun » pensé « comme l’expression juxtaposée de désirs singuliers », mais le moyen d’y parer est laissé en suspens. Pour l’auteur, il y a un ennemi principal et actuel, l’autre n’étant qu’éventuel. On évoque bien, de manière aussi répétitive qu’énigmatique, une certaine « passivité inhérente à l’appartenance sexuelle », sans indiquer la manière d’associer cet élément d’acceptation à la morale de l’authenticité et du risque (« faire famille ») revendiquée par ailleurs. Les réserves vis-à-vis de la doctrine du genre apparaissent en somme des pierres d’attente laissées sans emploi.
Cette complaisance centriste de gauche pour ce qu’on n’accepte qu’en partie, se justifie, outre le sentiment que l’Eglise dont on est, a des choses à se faire pardonner, par deux paris. D’abord que les études de genre sont une entreprise qui montre et montrera sa fécondité. Ensuite que le mouvement auquel on tend la main saura s’arrêter à temps.
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Erik Neveu, politiste, co-auteur, dit-il, du « premier manuel de sociologie du genre en France » affirme avec ardeur et hauteur la valeur « heuristique » (mot répété) de la notion de genre sans que cette annonce soit ensuite illustrée.de manière convaincante. On trouve par contre des éléments de jugement dans d’autres textes sur les relations de genre dans certaines populations de Nouvelle Guinée (Pascale Bonnemère), en Grèce ancienne (Violaine Sébillotte-Cuchet) ou bien dans la campagne présidentielle de 2012 (Marion Paoletti). La présence de stéréotypes sexuels dans notre vie politique est soulignée sans qu’on évalue la critique et les rectifications que justifie la théorie du genre. La loi sur la parité des candidatures nous a fait entrer dit M.P., dans « une représentation-miroir », mais la représentation doit-elle être un reflet ? Cette conception n’a-t-elle pas diminué la capacité du politique de faire lien ? Et, pour cette raison contribué à creuser la séparation, plus ressentie que jamais entre exclus et inclus ? En tout cas, il n’est pas prouvé que les études de genre apportent des lumières décisives sur la crise du politique en France.
Les études sur les Ankavé de Nouvelle-Guinée et sur la Grèce ancienne montrent que, comme le disent les praticiens des études de genre, les catégories de sexe reçoivent leur signification de l’extérieur, et non de leur soubassement biologique. Dans les cités grecques, pourtant « clubs d’hommes », selon Pierre Vidal-Naquet, la séparation esclaves/hommes libres est la plus importante, et c’est la citoyenneté qui détermine la norme sexuelle ; le citoyen doit être maître de lui-même, donc modéré dans ses plaisirs, et avoir un rôle actif dans la relation. Quant au texte sur les Ankavé, il dément un lieu commun de « l’ethnologie pour les nuls » : que l’initiation des garçons a lieu entre hommes hors du village pour arracher les « novices » aux mères. L’ethnologue ayant eu l’idée de rester au village pendant que son « époux et collègue » assistait à l’initiation des garçons, elle a vu qu’en même temps que ceux-ci étaient préparés à devenir pères et oncles, leurs mères et sœurs l’étaient à devenir mères, grand’mères et tantes par d’autres épreuves et rites. L’initiation n’oppose donc pas en bloc les femmes aux hommes, elle est un processus où, à distance, collaborent certains hommes et certaines femmes.
Les détours par l’Antiquité et la Mélanésie confirment-ils la théorie du genre ? Oui ! Puisqu’ils montrent que, dans les deux cas le naturel est élaboré, recouvert, enveloppé par le social et le politique. Non ! Puisque dans aucun des deux cas, la division sexuelle, objet de la théorie du genre, n’apparaît pertinente pour comprendre les situations analysées. On n’y trouve pas de femmes en général, d’hommes en général mais des statuts divers (esclaves, épouses, mères, frères…) accordés à certains hommes et à certaines femmes. Le monde humain y apparaît fait de relations et non d’identités attribuées aux personnes, masculines ou féminines. Ce que montrent ces descriptions, c’est que le culturalisme de la théorie du genre décompose son référent, l’opposition hommes/femmes, lui enlève sa centralité. L’ethnologue le souligne (p.91) : le féminisme qui est l’âme du mouvement du genre n’est pas un enjeu universel mais occidental.
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Il faut donc se passer de cautions extérieures et considérer la logique propre de ce mouvement occidental. J-Ph. Pierron souligne à ce propos que les études de genre sont animées par un sentiment de révolte. Mais le XXème siècle nous a appris que les révoltes peuvent se fourvoyer, en particulier quand elles ne se donnent qu’une référence négative. Le communisme en échec par exemple a longtemps continué de se justifier par l’anticapitalisme. Le refus de la « famille naturelle » ne peut-il pas jouer un rôle analogue ?
Les égarements de la révolte sont difficiles à anticiper parce qu’elle a l’avantage immédiat de fédérer des protestations de nature différente. Sylviane Agacinski [iv], juge que le mouvement dont le genre est l’emblème associe trois questions (trois conflits), le rapport de chacun à son corps propre (illustré par les transsexuels), le rapport aux normes (illustré par l’homosexualité), le rapport aux représentations communes de l’homme et de la femme, à l’inégalité des images et des conditions. L’usage dans les trois cas du mot « assignation » indique qu’on a affaire, plus ou moins, à une contrainte dont on peut désirer s’émanciper.
Dans la conjoncture idéologique présente, les révoltes de certains (contre le sort, contre la norme, contre les idées reçues) sont non seulement opposées ensemble à l’ordre familial mais rapprochées par un courant dominant des sciences humaines qui voue celles-ci à la dénonciation ou à la déconstruction des pouvoirs. Le rôle de Foucault dans cette orientation de la sociologie a été essentiel. On sait qu’il a un moment soutenu Khomeiny comme symbole d’une révolte bonne par principe, en tant que révolte. Surtout, comme théoricien, il a posé en règle de méthode « d’analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non l’inverse »[v]. Ce n’est pas là l’expression [vi]d’une humeur : commencer par l’institution, c’est prendre la situation dans son ensemble et sa complexité, essayer de la comprendre, de l’interpréter, fût-ce pour la changer. Dire « pouvoir d’abord » c’est au contraire isoler et privilégier une partie jugée déterminante de la situation, qui est de l’ordre de la volonté.
Le point de départ des théorisations du genre est l’idée que le discours détermine les représentations, aussi bien celles de la nature que celles de l’ordre social. Ignorant ou récusant l’objectivité de ces deux référents extérieurs, le genre est du point de vue épistémologique, une sexologie apodictique. Ensuite, sur celle-ci, on appuie, c’est l’aspect militant, la dénonciation des pouvoirs d’assignation sexuelle. Pour cela la « théorie » réunit des éléments que nous avons l’habitude de tenir séparés (la coutume, les préjugés, la décision) constituant ainsi un « volontaire étendu », émancipé du poids de la réalité. En face de quoi, de cette mauvaise volonté en somme, se dressent, ce qu’on appelle, « nos valeurs », c’est-à-dire l’égalitarisme abstrait[vii] que nous ne pratiquons guère.
La différence entre compréhension et démontage de la domination a été illustrée par les attaques de l’historienne Joan Scott contre Mona Ozouf. Celle-ci, décrivant la condition des femmes à partir des écrits et des paroles de certaines d’entre elles où se reflète leur situation, fait apparaître des compensations pratiques et affectives à leur infériorité hiérarchique. N’est-ce pas une trahison ?
Le mythe butlérien du genre déterminant le sexe est une extrémité où se portent peu de gens, mais sur la voie de laquelle il y a beaucoup de gens. On s’y trouve quand on pratique une sociologie dite critique, obsédée des effets de pouvoir, à la compréhension. Si, au lieu d’être considérée comme complexe et modifiable, la relation hommes/femmes est réduite à une inégalité, donc à une injustice, le rêve s’insinue nécessairement d’en finir avec la différence qui est la trame de la hiérarchie en cause. Ce simplisme, cet oubli des ensembles significatifs est favorisé par le prestige de la statistique, qui segmente la représentation de la réalité, en multipliant les prélèvements (chaque jour tant de viols en France, si peu de femmes dans les conseils d’administration…) que nos média opposent assidument à l’idée du monde tel qu’il devrait être. Pour dépasser ces constats partiels, les sciences humaines critiques construisent, à l’écart, leurs propres ensembles, ce que Pierre Bourdieu a appelé des « champs », champs de bataille à vrai dire, où figurent diverses « positions ». Le genre est une construction de ce type, un produit des sciences humaines dynamisées par l’insatiable remords d’une démocratie toujours en échec. Cette réduction de l’analyse sociale à une géographie des pouvoirs [viii] ne peut que produire une mise en contraste de la domination et des bonnes intentions affichées, donc porter à ressasser une vision polémique et appauvrie de la réalité. Oubli au départ des cadres où les gens, hommes et femmes, vivent ensemble, bien ou mal. Oubli ensuite de la consistance des éléments (nature et culture) dont on schématise les rapports
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Les maîtres d’œuvre de la publication ont raison d’estimer que, derrière la question du genre, il y a celle des sciences humaines en général, mais ils ont tort de présupposer que les dites sciences sont au-dessus de toute critique, en particulier, dans le cas du genre, celle de transformer en fantômes les réalités dont elles s’emparent pour les mettre en relation. Mais sur cet appauvrissement, ce sont les critiques du genre qui nous en disent le plus.
Sylviane Agacinski est presque oubliée par les auteurs réunis, elle a pourtant apporté un élément décisif au débat en distinguant clairement « la matière » manipulable organisable de l’extérieur et ce qui relève de « la vie » s‘organisant elle-même, selon sa propre téléologie. Elle cite à ce propos Bergson dans La pensée et le mouvant [ix] « La vie travaille comme si elle avait elle-même des idées générales, celles de genres et d’espèces. » La vie n’est pas un objet qui nous est livré, c’est une donnée qui oppose à nos interventions, non seulement une inertie mais des codes, une organisation propre. Cela précise et fonde la critique de Stoller par Vicent Aubin et invalide le simplisme où s’enferme la plus connue des historiennes du genre, Joan Scott, quand elle affirme que le genre « produit le savoir que nous avons du sexe, et de la différence sexuelle »[x].
Si les « études de genre » ne disent pas grand-chose sur la vie biologique, elles sont muettes, Bénédicte Levet le note, sur les imaginations, rêves, normes… que les humanités ont construits, échafaudés à partir de la sexualité et surtout de la dualité sexuelle. Comment peut-on insister sur la dimension culturelle des identités sexuelles sans parler d’Homère, de Shakespeare, de Marivaux, de Balzac, de Flaubert et de mille autres ? L’introduction fait allusion, favorablement, au « pamphlet » anti-genre de Bérénice Levet[xi] mais elle passe à côté de son apport. Certains théoriciens du genre inventent un ou deux genres de plus, mais de la diversité sexuelle elle-même ils donnent une idée bien triste, comme si le genre était exempt de toute poésie, pur pouvoir auquel échapper pour devenir « soi-même ». Tout le contraire de ce dont parle La Genèse, l’acceptation émerveillée d’un don, d’une altérité sans pareille ?
A propos des stéréotypes sexuels les plus classiques (le courage des uns, la pitié et la tendresse des autres) remarque Bérénice Levet, on peut contester l’attribution de ceci aux uns et de cela aux autres, mais l’essentiel est que l’humanité soit montrée capable à la fois de courage et de pitié. C’est pourquoi elle se réjouit de voir, dans Le serment des Horace de David la plénitude de l’humanité exprimée à travers la mise en scène de la dualité sexuelle.
Cela, certains de ceux qui participent au panel l’indiquent, par exemple J.Ph. Pierron, en conclusion de son article, quand, citant Lévinas, il dit, que la sexualité c’est l’humanité traversée, animée par une différence sans équivalent qui va de pair avec la différence des générations. Mais c’est pour en rabattre aussitôt et s’en prendre à « l’assignation à résidence » de cette différence dans la famille traditionnelle. Etre assigné à résidence, cela ne vaut-il pas mieux que d’être sans résidence et réduit à l’insignifiance ? Pour ne pas le voir il faut, je crois, comme la majorité des participants à ce panel, poursuivre le combat d’hier au lieu d’envisager celui d’aujourd’hui, cette esquive se justifiant par le rêve d’une pluralité « sans résidence », sans formes, au-delà de toute représentation quand s’efface la différence sexuelle[xii]. C’est là oublier l’enjeu actuel: non pas la transgression d’une limite, mais l’appauvrissement de l’idée de l’humanité.
On retire de la lecture de cet ensemble l’impression d’un malentendu, un malentendu entretenu, autour de l’historicité. Ce mot revient souvent, mais employé péjorativement, comme entrainant dévaluation, évoquant la précarité, voire la fabrication intéressée. Pourtant, si l’on se libère du « synchronisme » systématique de sciences sociales restées dans la mouvance structuraliste, on voit les sociétés déployer dans l’histoire la diversité créatrice de l’humanité à travers la « binarité » sexuelle et la succession des générations. Au lieu de quoi, engluée dans son présent, notre contemporanéité rêve d’une diversité à la disposition de chacun, obérée par le refus d’hériter, le refus d’une diversité se construisant dans une suite d’héritages et de ruptures, de ruptures qui sont aussi des héritages et d’héritages qui sont aussi des ruptures
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Cette réunion de textes divers, insatisfaisants souvent mais stimulants d’être rapprochés, répond à la motivation annoncée d’entrée, celle d’apaiser le rapport entre le magistère et, plus généralement, le monde catholique et « les sciences humaines », dans leur version dominante, quand celles-ci touchent à un domaine sensible et même identitaire. La dernière partie du livre porte sur ce conflit, donc sur la position inférieure de la femme telle que le christianisme, en particulier catholique, l’a avalisée et perpétuée. Les remarques exégétiques de Pierre Gibert montrent que ceux qui ont rassemblé divers traditions dans le livre de la Genèse ont placé un texte égalitaire (« homme et femme il les créa ») avant un texte plus ancien où la femme dérive de l’homme, seule créature directe de Dieu. D’où on peut conclure soit que la dualité des perspectives est indépassable, soit que la perspective égalitaire doit avoir priorité. Franco Amerini montre que l’Anthropologie de St Thomas est dépendante de la science de son temps pour laquelle l’homme était l’unique géniteur, la femme n’étant que le terrain du développement de l’embryon. Hervé Legrand exprime dans une quasi conclusion, la thèse centrale sinon unanime qui parcourt cet ensemble : la théorie du genre est une chance pour les catholiques de ne plus confondre leur histoire et leur tradition, de revivifier la seconde en faisant la critique de la première sur un point décisif. Pour H. L. le refus d’ordonner les femmes est le fil à suivre puisqu’il relie les premiers temps aux débats actuels. Ce choix, de l’avis même des commissions romaines, n’a pas de fondement convaincant dans l’enseignement de Jésus selon les évangiles. Pourquoi donc s’être enfermé pendant 2.000 ans dans un paradoxe choquant : la femme est spirituellement égale de l’homme mais inégale quant à la dévolution des fonctions d’autorité dans l’Eglise. L’origine de ce « dispositif » proposé ou imposé par St Paul aux chrétiens de Corinthe (I Co. ch. VII) dès 57 A.C. est pour H.L. contingente : comme sur l’esclavage, pour se faire entendre, les disciples de Jésus ont dû s’adapter aux « codes » des sociétés païennes (codes androcentriques ») et aux vues biologiques de l’époque. L’effet de cette entrée dans l’histoire n’a pas cessé d’être reconduit, mal compensé par la piété mariale, l’occasion de nous en libérer est offerte par la dénaturalisation qu’apporte la théorie du genre. A cause de cette chance à saisir, la plupart des auteurs du livre paraissent disposés à faire l’impasse sur les faiblesses de la dite théorie.
La longue reconduction de l’erreur d’origine peut-elle être expliquée suffisamment dans le cadre des rapports entre sexes que notre époque vient éclairer? A le penser ne fait-on pas trop crédit à l’esprit de notre temps ? Hervé Legrand fournit lui-même des éléments pour éclairer autrement le role inférieur dévolu aux femmes dans les Eglises. Si les femmes se voient refuser l’ordination c’est au prétexte que (citation d’un Père de l’Eglise p.287)« l’image de Dieu est moins parfaite en la femme qu’en l’homme », lequel se distingue de sa compagne par « sa capacité à exercer l’autorité ».La vraie référence est donc à la position d’autorité, autorité dans l’Eglise, mais, plus au fond, à l’autorité de l’Eglise, en soutien de laquelle celle-ci a mobilisé une image de Dieu que pourtant « nul n’a jamais vu » (IJ, IV, 12). Comme si la formule de la Genèse ne concernait pas la position de l’homme dans la création et non sa conformité à un modèle inconcevable. Comme si l’image de référence n’était pas pour un chrétien Jésus, dont toute l’autorité était de transmettre la parole du Père. Du Fils on a même pu dire qu’il était « la voix de la féminité [xiii]», le « premier homme à avoir parlé d’une voix féminine », « de tendresse, de compassion, d’amour », profession d’admiration pour le fondateur qui va sans doute plus profond que la représentation autoritaire qui l’a emporté. Le recours au genre ne saurait donc pas remplacer l’indispensable réflexion théologique et ecclésiologique.
En plus de n’être pas ecclésiologiquement pertinent, le recours au genre, mettant la théorie au pinacle, porte à surévaluer ce qui vaut comme instrument polémique contre la « famille naturelle », et fait oublier qu’elle peut couvrir des expérimentations délirantes. La conjoncture socio-culturelle suggérerait de relativiser la portée de cette théorie mais certains catholiques sont tentés de faire l’inverse, avec l’espoir de rattraper les erreurs d’hier. Ce faisant, ils se trouvent à nouveau en décalage avec l’époque qu’ils vivent.
Restent, dira-t-on, des questions douloureusement pendantes, que l’Eglise peine à prendre en compte, quand elle s’y essaie, non seulement l’ordination des femmes mais l’avortement, le divorce, le couple homosexuel. Mais elles exigent d’autres déplacements intellectuels et spirituels que ceux qu’indique la théorie du genre. Ils devraient concerner la manière du christianisme de se situer dans l’histoire, avec la tentation de se prétendre l’autorité par excellence et de vouloir tout conclure, qui est l’ombre portée de son universalisme.
Paul THIBAUD
[i] Arpège Le Thielleux, 2016. Ouvrage collectif dirigé par Hervé Legrand et Yann Raison du Cleuziou. Ce livre n’est pas consacré à la théorie du genre directement, c’est une réception de cette théorie dans un milieu, les catholiques libéraux, qui sont à cet égard une zone frontière. D’où la complexité de cette collection de témoignages et d’opinions, qui oblige sa discussion à être elle-même complexe, attentive à la diversité des textes aussi bien qu’à la ligne d’ensemble.
[ii] Précédemment publiée dans Esprit en janvier 2015. La réflexion du Père Laurent Lemoine est très proche de celle de J.Ph.P.. D’un style plus « flamboyant » elle oscille pareillement entre l’acceptation des thèses examinées et l’expression de réticences, la principale différence étant que Laurent Lemoine conclut sur le danger de « décomposition du sujet au moyen de brouillages incessants » et sur les réaffirmations dogmatiques qui peuvent, par réaction, s’en suivre.
[iii] Pour présenter de cette manière les positions en présence, il faut oublier qu’à propos de la Loi Taubira, c’est la majorité « progressiste » de l’assemblée qui s’est obstinée à étouffer le débat.
[iv] Dans Femmes entre sexe et genre, Seuil 2012.
[v] Cité par Sylviane Agacinski, op. cit. p.25.
[vi] Sur la méthodologie de Bourdieu, voir Pierre Grémion, « De Pierre Bourdieu à Bourdieu », Etudes, janvier 2005 et, récemment, Jean-Louis Fabiani, (Pierre Bourdieu, Seuil 2015) qui insiste sur le retournement de Bourdieu dans La misère du monde, (1993) adoptant alors une attitude d’empathie et de compréhension quasi littéraire.
[vii] Il en résulte une tendance croissante à légiférer contre les mauvaises pensées, depuis la loi Gayssot jusqu’à celle qui met le droit d’avorter et l’avortement lui-même, à l’abri de toute critique possible.
[viii]Joan W. Scott, De l’utilité du genre , Fayard 2012 p.41.
[ix] Op. cit. p.58.
[x] Joan W. Scott, op. cit, p.92.
[xi] Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Seuil 2014.
[xii] Mona Ozouf évoque à ce propos Une fille d’Eve ; nouvelle dans la préface de laquelle Balzac imagine une société qui rendrait les femmes invisibles (postface à la réédition des Mots des femmes , Gallimard Tel, 2001).
[xiii] Témoignage de Romain Gary à la fin de Le sens de ma vie, folio Gallimard 2016
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Réponse de Hervé Legrand
Cher Paul,
un grand merci pour cet envoi auquel j’ai été très sensible pour trois raisons:
– d’abord parce que vous ne vous êtes pas contenté de lire la 4e de couverture, ce à quoi se bornent bien des recenseurs de nos jours.
-ensuite parce que manifestement vous avez voulu vous confronter au livre et sûrement aussi à ce dont vous considérez qu’il est le symptôme (Confrontations ne peut que s’en réjouir).
-enfin parce que vous avez le souci du vrai, de vérifier si vous avez bien identifié ce qui est l’apport de ce livre.
Je réponds tardivement à votre amicale démarche tout simplement parce que j’ai du m’absenter de Paris.Et je suis heureux d’entrer en dialogue avec vous en toute simplicité.
Ma première question est celle-ci: l’un des buts de l’ouvrage était de présenter les études de genre dans leurs diversités et comme instruments heuristiques. De la lecture de votre recension, les lecteurs retiendront cependant que le livre traite de « la théorie du genre » au singulier- expression utilisée onze fois au singulier, si j’ai bien compté- et jamais au pluriel.
Ceci me soucie alors que pourtant au 1er § vous reprenez vous-même la mise en garde contre « les vedettes médiatiques (aux) thèses provocatrices »- au pluriel.
Ce point n’est pas mineur. Car les médias grand public ont retenu de la Manif pour tous que les catholiques luttaient contre « LA théorie du genre »- une expression à la fois péjorative (une théorie!) et présentée essentiellement comme subversive, tant de l’ordre social que moral( promouvant l’homosexualité, la GPA, etc.).
C’est là attribuer à l’ensemble des catholiques, une fois encore, une sainte ignorance, sinon de l’obscurantisme. Refuser, par le livre, que les catholiques soient ainsi labellisés, ce n’est évidemment pas sympathiser avec les projets législatifs en question à l’époque ni avaliser la pertinence d’élaborations philosophiques fort diverses estimant pouvoir légitimement se fonder sur les études de genre .
La recension ne soulève jamais ce que je fais valoir dans les deux paragraphes précédents. C’eût été souhaitable dans la confusion des esprits dans le grand public.Peut-être qu’en parlant de « pastorale catholique », vous avez cependant vu une face de ce problème, l’autre étant qu’il en va de l’honneur catholique « auprès des gens cultivés de ce temps », selon la formule dont on a abusé depuis Schleiermacher.
A mon sentiment votre usage, exclusivement au singulier,de l’expression théorie du genre »- n’est légitime que politiquement parlant. C’est l’une de vos clés d’analyse, puisque vous étiquetez le livre comme de « centre gauche »! et que vous parlez de la « complaisance centriste de gauche » de tel auteur. De même, comme vous êtes fondé à le faire, vous vous plaignez de « la réduction de l’analyse sociale à une géographie du pouvoir ».
Tout cela peut se légitimer politiquement parlant mais demeure irrecevable épistémologiquement, au sens où l’épistémologie vise à assurer le statut de véridiction de chaque discipline.
Ma deuxième question.
Toute la recension, ramenant à l’unité une soi-disant » théorie du genre »[onze fois au singulier, je le répète], essentialise cette dernière, passant ainsi sous silence (stratégiquement?) les acquis considérables des études de genre. Parce qu’E. Neveu illustre ces acquis de façon peu « convaincante », ce déficit est généralisé et l’instrument heuristique qui a fait ses preuves dans l’ensemble des sciences humaines se trouve ainsi disqualifié, au nom des aberrations dues à nombre de ses utilisateurs, surtout des philosophes sans pratique qui s’en sont saisis, Butler en étant le meilleur exemple.
Je précise ma question: est-il légitime devant les errements de bien de théoriciens de récuser l’outil lui-même? je crains en même temps que, s’éloignant du contenu de l’ouvrage, la recension ne mène à cette occasion des combats légitimes par ailleurs (par ex. contre Foucault ou Bourdieu)au risque de solidariser l’ouvrage avec de telles écoles par rapport auxquelles il est de facto critique. Pas seulement chez Boyancé ou Aubin, mais dans le dévoilement par Bonnemère du plaquage des enjeux féministes occidentaux sur des terrains qui leur sont totalement étrangers.
Si ces questionnements ne vous paraissent pas entièrement justes en eux-mêmes, ou s’ils manquent leur objet, n’hésitez pas à m’en faire part avec la même simplicité. J’ai conscience aussi d’être moins armé philosophiquement et politiquement que vous-même. J’ai néanmoins voulu entrer en conversation, à votre invitation, pour laquelle encore une fois, je vous suis bien reconnaissant.
Très cordialement vôtre,
Hervé Legrand
PS. Page 3, fin du 3e §, il semble qu’un membre de phrase ait sauté.
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Réponse de Paul Thibaud à Hervé Legrand
Hervé Legrand a raison de dire que je m’oppose à beaucoup des contributeurs de Penser avec le genre sur l’existence ou non d’une théorie du genre. Les études de genre sont diverses. Elles le sont même bien plus que ne le laissent entendre ceux qui s’en réclament , dont les travaux ignorent un immense corpus millénaire. Et si ces auteurs ont une perspective étroite, c’est à cause de leur théorie, parce qu’ils soumettent l’étude des relations hommes/femmes à la seule considération de l’inégalité. Les ethnologues voient bien cette hiérarchie, mais ils la situent au sein d’’une relation dont elle n’est pas la seule clé. Exemple classique, le texte de Bourdieu sur la maison kabyle : l’intérieur est: le domaine de la femme et l’extérieur (qui est déterminant par rapport à l’autre) celui de l’homme. Proverbe kabyle : »L’homme est la lampe du dehors, la femme la lampe du dedans ». S’il y a une hiérarchie, celle-ci peut comporter des renversements.et des évolutions. Mona Ozouf le montre pareillement dans Les mots.des femmes comme dans son livre de mémoires ;Composition française. Ces descriptions sont autrement riches que ce qu’inspire la théorie du genre où la grille inégalitaire décharne le réel, réduit tout à un schéma abstrait et suggère que l’on ne peut surmonter l’inégalité qu’en abolissant la différence
Donc je ne conteste pas la variété des études de genre si on les voit comme l’observation de ce que les diverses cultures édifient sur la base de la différence sexuelle. Mais j’estime que ce que l’on désigne actuellement de cette manière est enfermé dans le carcan d’une théorie, celle que Joan Scott évoque au singulier (De l’utilité du genre » p.93) :: »Nos recherches ont besoin d’être informées par la théorie ». La simplification n’est pas mon fait, elle est l’objet de ma critique.
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