Penser les violences extrêmes ? La Centrafrique. Table ronde du 5 février 2015
Une table-ronde avec
à la Maison des Evêques de France 58, Avenue de Breteuil – 75007 Paris.
Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux
Mgr Marc Stenger, évêque de Troyes, président de Pax Christi, vice-président de l’observatoire Pharos.
Jean-Arnold de Clermont, pasteur , théologien, ayant vécu en Centrafrique; il est vice-président de l’observatoire Pharos.
Laurent Larcher, grand reporter pour la région Afrique à La Croix , membre fondateur de l’observatoire Pharos et de l’association Liberté pour l’esprit
Jacques Sémelin, historien et politologue, spécialiste des violences extrêmes, professeur à Sciences-Po et directeur de recherche au CNRS (CERI)
Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice, ancien juge des enfants.
et Françoise Parmentier, Présidente de Confrontations, modératrice
Notes de Michel Sot
La soirée, qui a réuni 150 personnes, était présidée par Françoise Parmentier, membre de la délégation en tant que présidente de Confrontations. Les sept personnalités françaises qui se sont rendues à Bangui ont partagé ce qu’elles ont vu et entendu, tenté de rendre compte de l’extrême violence en Centrafrique, essayé de l’expliquer et de la comprendre.
Fin octobre 2014, dans le cadre de l’Observatoire Pharos (Observatoire du pluralisme des cultures et des religions) une délégation de sept intellectuels et responsables religieux français est partie à Bangui pour écouter, tenter de comprendre et aider à dialoguer des intellectuels centrafricains, à propos de la violence qui sévit dans le pays. La délégation a rencontré 150 intellectuels centrafricains de toutes confessions et de toutes disciplines qui ont analysé avec elle « l’abominable » qu’ils ont vécu et vivent encore, en se demandant comment cela a pu arriver.
Écouter l’accueil de Françoise Parmentier (3 min 52 sec)
En quoi l’extrême violence est-elle d’ordre religieux ?
Tarek Obrou,
La violence est dans la nature humaine et elle est de tous les temps, mais elle est aujourd’hui amplifiée, dans les faits, à cause du formidable développement technologique, et dans les esprits, à cause d’une médiatisation inouïe. La violence peut et doit être contenue et les sociétés se donnent des codes et des institutions pour cela ; mais il arrive que codes et institutions soient emportées par une violence évidemment illégale mais aussi totalement illégitime. Alors on mobilise des mémoires, des histoires et les religions. Dans le cas de la Centrafrique, les religions ne sont pas la cause des violences mais le catalyseur d’instincts, d’affrontements politiques et de rivalités économiques générateurs des violences.
Écouter l’intervention de Tareq Obrou (5 min 4 sec)
Marc Stenger
Aucun responsable religieux, aucun intellectuel ne reconnaît un caractère religieux aux milices (Séléka et Anti-Balaka) qui s’affrontent en Centrafrique. C’est une lecture extérieure, développée par les média occidentaux, qui inscrit ces affrontements dans le schéma simpliste et « immémorial » des affrontements entre musulmans et chrétiens. Les Sélékas sont dits musulmans et les Anti-Balakas sont dits chrétiens. En fait, les commerçants étaient surtout musulmans (20% de la population) et le reste de la population chrétienne (80%) : l’économique et le religieux ont pu être volontairement confondus. Les politiques sont aujourd’hui totalement dépassés (il n’y a plus d’Etat) et la société se tourne vers les autorités spirituelles. Les religions se donnent pour but de rétablir chacun dans ses responsabilités. Elles s’interrogent aussi : les musulmans ont peut-être été trop silencieux devant les exactions des Sélékas ; le chrétiens ont-ils su protester contre les exactions des Anti-Balakas ?
Jean-Arnold de Clermont observe toutefois qu’il existait un indéniable prosélytisme des musulmans riches (achètent des épouse chrétiennes ) et un prosélytisme évangélique très actif qui ne sont pas facteurs de paix.
Ecouter l’intervention de Marc Stenger (8 min 35 sec)
La violence est une constante de l’histoire en Afrique centrale
Jean-Arnold de Clermont
On peut parcourir l’histoire de la Centrafrique en quelques clichés de violence.
– Avant la colonisation, nous sommes dans un espace de brassage humain considérable, avec de grandes richesses culturelles (cf. peinture rupestres) mais une zone de passage, sous la pression des marchands d’esclaves du NE de l’Afrique dominée par les Ottomans qui échangent armes contre esclaves. L’esclavage pèse très lourd dans la mémoire de la région.
– A l’époque coloniale le Congo français a été la région la pire par les scandales des mauvais traitements aux populations (voir la récente publication du rapport de Savorgnan de Brazza par C. Coquery-Vidrovitch).
– Les 50 dernières années (depuis l’indépendance) ont été marquées par une succession de régimes et de coups d’état : une succession très rapide de chefs d’état a entraîné une déliquescence continue de l’Etat, sous le regard de la France et des Occidentaux. Les richesses (qui sont grandes) sont partagées entre les factions ; écoles et universités sont en « années blanches » (50% d’illettrés parmi les jeunes) ; plus aucun appareil judiciaire ; tout s’achète ou se prend.
On peut se demander s’il n’y a pas une mémoire cumulative de la violence qui resurgit sauvagement.
Écouter l’intervention de Jean Arnold de Clermont (23 min 44 sec)
La violence en Centrafrique est-elle une violence singulière ?
Laurent Larcher
Il a été témoin, le 9 décembre 2013, quatre jours après l’intervention des forces française des faits suivants : un homme à moto est jeté à terre, lynché par une foule en délire et découpé en morceaux, au motif qu’il avait été reconnu comme un colonel des Sélékas par les Anti- Balakas. Il s’avérera qu’il n’en était rien. C’est une scène banale en Centrafrique. La violence des Sélékas est terrible et prédatrice : leur but est la razzia avec ce qu’elle comporte de viols des femmes et de morts des hommes qui résistent. La violence des Antibalakas est une violence de résistance au départ mais elle est devenue un fureur populaire sans limite : il ne s’agit pas que de tuer mais d’aller au-delà de la mort de l’autre par les outrages à son corps.
Cette violence est celle d’une société déshumanisée, à la limite de la survie, où manger, se déplacer, tout ce qui fait la vie quotidienne pose problème. Dans une société sans justice, sans éducation, où la corruption est partout, il faut survivre : la violence empoisonne tout.
Il faut ajouter à cela la forte présence de jeunes qui n’ont plus de limites d’aucun côté, sans présent ni avenir, qui se fracassent contre des clans qui accaparent tout. Il ont faim et veulent vivre : ils sont près à tout pour cela.
Est-ce propre à la Centrafrique ? Probablement pas : qu’on pense à la République démocratique du Congo, au Rwanda, au Tchad … et à Boko Haram. Ce n’est pas propre non plus à l’Afrique.
Écouter l’intervention de Laurent Larcher (16 min 48 sec)
Penser la violence extrême ? Que faire
Jacques Sémelin
Violence extrême par rapport à quoi ? A Paris, il y a un peu plus de 200 ans, il y avait des décapitations tous les jours. En face des violences on a toujours tendance à se dire que cela s’est déjà produit. Il reste que la violence tend à monter aux extrêmes de deux façons :
– soit par la quantité et on parle de violence de masse, ce qui n’est pas vraiment le cas en Centrafrique, encore qu’il y ait actuellement une pratique de nettoyage ethnique contre les musulmans ;
– soit par des pratiques d’acharnement sur les corps et c’est bien le cas en Centrafrique, on vient de l’entendre. Dans la parole des Africains rencontrés par la délégation ces pratiques sont nouvelles et déroutantes : on est entré dans la démesure. Les Sélékas resteraient dans des pratiques traditionnelles de guerriers prédateurs, alors que les Antibalakas sont dans la furie sociale incontrôlable de jeunes sans formation et sans avenir. L’insécurité est totale parce que l’impunité est totale en l’absence de toute structure d’Etat. Les armes sont partout.
Trois pistes d’ouverture :
– la délégation a pu parler avec des interlocuteurs qui se sont parlés entre eux : il faut libérer la parole pour affaiblir la violence.
– agir auprès de jeunes, illettrés à 50%, nourris de films porno et violents, animés par l’esprit de prédation pour survivre.
– sortir des clichés occidentaux d’affrontement religieux pour au contraire valoriser les nombreuses familles où il y a des musulmans et des chrétiens : c’est une ressource interne de cette société et peut-être peut-on croire à une solidarité possible entre chrétiens et musulmans.
Écouter l’intervention de Jacques Sémelin (22 min 32 sec)
Que peut faire la justice pour maîtriser la violence ?
Antoine Garapon, magistrat
En Centrafrique la justice ne fait rien et ne peut rien faire : les juges ont peur de juger et n’ont pas les moyens de le faire, il n’y a pas de police et pas de prisons, les jugements se paient.
Or on entretient une illusion de justice possible, soit par la Cour internationale de La Haye — difficilement accessible comment pourrait-elle être saisie par la Centrafrique et par qui ? — soit par des chambres spéciales pour l’Afrique qui de toutes façons ne pourraient juger que quelques responsables. Des ONG élaborent des projets judiciaires grandioses et il ne se passe rien. Nous sommes en face d’une violence politique « de droit commun ».
Que demandent les gens : la fin de l’impunité et le retrait des armes. Le dénuement extrême du pays fait qu’on ne peut pas transposer nos formes de justice procédurales (coûteuses) qui renverraient à un avenir très lointain et peu probable. Il faudrait trouver, dans les traditions africaines, d’autres procédures de justice.
Pour l’instant la seule maîtrise (partielle) de la violence est du côté des artistes, de ceux qui écrivent et qui créent, libérant la parole.
Écouter l’intervention de Antoine Garapon (12 min 25 sec)
Autres éléments apparus dans la discussion :
– une grande partie des problèmes vient de ce que depuis 50 ans les politiques ne se sont occupés que de Bangui et du partage de ses richesses. Les campagnes et les villes autres que Bangui ont été négligées : ce peut être une chance pour l’avenir de la Centrafrique, car elles ont été moins corrompues et peuvent avoir gardé des formes de justice traditionnelle.
Des hommes et des femmes se lèvent pour dire leur volonté de résister à la violence et les intervenants saluent particulièrement les 150 intellectuels centrafricains qu’ils ont rencontrés et l’archevêque de Bangui Mgr Nzapalainga.
Ecouter les échanges avec la salle (49 min 13 sec)
Tareq Oubrou est l’auteur de « Un imam en colère », Bayard 2012 ; « Le prêtre et l’imam », Bayard 2013 (avec Christophe Roucou) ; « La vocation de la Terre Sainte. Un juif, un chrétien et un musulman s’interrogent, » Lessius (coll. L’Autre et les autres, n° 15) (avec David Meyer et Michel Rémaud), Namur 2014.
Marc Stenger est l’auteur de « Planète vie- planète mort, l’heure des choix », Le cerf 2006 ; « Écologie et création – enjeux et perspectives pour le christianisme aujourd’hui, Parole et silence, » 2008 ; « Enjeux et défis écologiques pour l’avenir, » Bayard – Cerf – Fleurus-Mame, 2012.
Jacques Sémelin, est l’auteur, entre autres, de « Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, » points Seuil 2012 ; « Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75% des juifs ont échappé à la mort », Les Arènes/Seuil, 2013. « Résistance Civile et Totalitarisme », Bruxelles, André Versaille, 2011. Il est fondateur et président de l’encyclopédie en ligne des violences de masse www.massviolence.org .
Antoine Garapon est l’auteur de plus de 30 ouvrages consacrés au droit et à la justice dont, « Des crimes qu’on ne peut ni juger ni pardonner », Odile Jacob, 2002 ; « Peut-on réparer l’Histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah », Odile Jacob, 2008. Il anime l’émission « Esprit de justice », sur France Culture. Il dirige la collection « Bien commun » aux Éditions Michalon. Il est membre du comité éditorial de la revue Esprit.
Lire aussi le témoignage de Françoise Parmentier à son retour en France.
Pour en savoir plus, voir le dossier Centrafrique sur le site de l’observatoire Pharos