Penser l’extrême violence en Centrafrique ? Octobre 2014
Penser l’extrême violence en Centrafrique ?
La présidente de Confrontations, Françoise Parmentier, a été appelée à rejoindre la délégation de l’observatoire PHAROS (pluralisme des cultures et des religions) qui s’est rendue en Centrafrique du 22 au 25 octobre 2014. Outre Françoise Parmentier, la délégation était composée de : Jean-Arnold de Clermont, pasteur ; Marc Stenger, évêque de Troyes ; Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux ; Antoine Garapon, magistrat ; Jacques Sémelin, historien et Laurent Larcher, grand reporter à La Croix.
L’objet de la mission était de rencontrer des intellectuels de l’université de Bangui, du centre catholique, de la faculté protestante, du monde musulman et ceux qui gravitent autour de l’Alliance française. Au cœur de ces rencontres, les entendre sur l’extrême violence qui règne en Centrafrique depuis deux ans.
Françoise Parmentier témoigne :
De retour de Bangui, comment ne pas se faire le relais immédiat du cri de ces hommes et de ces femmes centrafricains qui ont vécu et vivent encore l’horreur : exactions – destructions de leurs biens – incendies d’églises et de mosquées – pillages – tueries collectives – décapitations – dépeçages des corps post-mortem, certains tueurs n’hésitant pas à les manger, viols des femmes, abusées, devant leur mari…De vengeance en vengeance, une violence à la force d’un tsunami a déferlé sur ce petit pays de république Centrafricaine. Il s’agit de l’inimaginable, de l’impensable, de l’innommable. Comment comprendre ? Peut-on comprendre cette extrême violence proche du génocide comme l’indiquaient certains de nos interlocuteurs ?
La plupart des universitaires, intellectuels, artistes, commerçants, entrepreneurs… musulmans et chrétiens, que nous avons rencontrés (au total une centaine dont une minorité de femmes) cherchent eux aussi à comprendre ce qui est arrivé, « notre peuple était un peuple pacifique » disent-ils. Leur capacité de mise à distance et de retenue personnelle quant aux drames qu’ils traversent et pour certains, blessés dans leur chair, force l’admiration.
A leurs yeux, les causes sont complexes et multiples, s’accumulent et s’enchevêtrent et sont loin d’être uniquement inter-religieuses. Car pour eux, la cohabitation chrétiens/musulmans est réelle et naturelle. Aujourd’hui, ils se demandent : comment en est-on arrivé là ?
Ils avancent avant tout : la mal gouvernance et la médiocrité politique qui dure depuis des années, les appétits de pouvoir et la corruption qui s’y agrègent, l’absence de vision d’avenir. Force est de constater la fragilité des structures étatiques de fonctionnement pour certaines inexistantes, ainsi que celle des infrastructures ; le délabrement des routes par exemple, voire leur absence, empêche la communication avec et entre les villes de province ; S’y ajoute l’instrumentalisation et la manipulation de la population qui vit dans une extrême pauvreté, de plus, 52 % de la population est analphabète.
Le monopole économique (l’eau, les mines d’or, de diamants, d’uranium…) détenu par une minorité et l’hégémonie des pays voisins sont deux autres facteurs de crise. La marginalisation des tribus du Nord-Est produit aussi des ressentiments.
Pour une majorité, il est nécessaire de remonter dans le temps long pour comprendre les origines de ces évènements traumatiques : l’esclavagisme et la période de colonisation ont laissé des traces profondes, culturelles et psychologiques, dans l’inconscient collectif. Certains vont jusqu’à mettre en cause la présence aujourd’hui des forces internationales, ne voyant pas leur action : Pourquoi se contentent-elles d’observer et ne désarment-elles pas ?
Pour tous, l’éducation serait une réponse de résolution de crise, mais à long terme. En effet, la sous-éducation des enfants et des jeunes est citée par tous ; dans certaines provinces l’école n’existe pas ; les peuhls et les pygmées ne sont pas scolarisés ; le pays compte une seule université, celle de Bangui. Et pourtant, dit une femme, l’éducation est primordiale pour la formation des citoyens, cela fait des dizaines d’années que les enfants et les jeunes ne sont pas encadrés, sont sans repères, sans valeurs morales et ne connaissent que les armes. Tuer l’autre est devenu un acte banal et ordinaire.
Même si la plupart de nos interlocuteurs insistent pour dire que ce conflit n’est pas inter-religieux, nous pouvons néanmoins observer des faits et des signes qui stigmatisent la population musulmane. Tout d’abord, celle-ci est réfugiée et concentrée dans un seul arrondissement dit « le KM 5 ». Personne ne peut y entrer ou en sortir sous peine d’être agressé et violenté. En aparté, à la fin d’une rencontre, une femme musulmane me disait, « si je sors de cette enceinte sans enlever mon écharpe, je suis agressée, et même, de toutes façons on nous reconnaît à notre faciès ! A l’étonnement de l’œil occidental qui ne voit pas de différence entre les personnes, cette femme indique que les musulmans sont reconnaissables à la zone, plus noire de leur front, qui marque l’usure par la prière. Elle poursuit en disant : comment pouvez-vous nous aider ? Un encouragement à poursuivre ce qu’elles font déjà : s’associer, parler entre elles, réfléchir et tenter de penser l’avenir a été notre seule réponse devant notre impuissance. Mais, elle et sa compagne se sont senties entendues et reconnues.
A notre sollicitation, d’autres femmes, dont certaines plus discrètes, répondent « Nous avons peur ! Nous avons peur pour nos enfants ! Nous n’osons pas sortir ! Nous n’osons pas les envoyer à l’école lorsqu’elle fonctionne ! Mais nous sommes debout ! Nous résistons ! Notre foi veut que nous pardonnions, nous le voulons, mais comment pardonner lorsque règne l’esprit d’impunité ? Tant qu’il n’y aura pas de justice en effet, tant que les coupables ne seront pas jugés, un processus de pardon et de réconciliation semble difficile.
Comment reconstruire ? Question sans doute encore prématurée ! Car il s’agit d’abord de reconstruire des personnes dont les traumatismes sont loin d’être superficiels. Mais nous avons entendu les ressources vives et intellectuelles du pays qui ont les capacités d’entreprendre une démarche de réconciliation et de reconstruction. En trois jours, c’est comme si, notre présence et notre écoute avaient permis de libérer leur parole, pour la première fois entendue, et d’ouvrir un espoir. Peut-être pouvons-nous oser espérer qu’il s’agit d’un premier pas, le second étant celui d’une rencontre entre toutes les communautés.
Nous ne rentrons pas indemne de ces trois jours de rencontre. Ces témoignages de violence extrême renvoient chacun à lui-même et questionnent les fondements même de l’être humain. Le pire et le meilleur, le mal et le bien cohabitent. Nous sommes ainsi invités à la méditation et à la responsabilité de la solidarité.
Comment ne pas laisser dans ses blessures et dans l’oubli ce tout petit pays qui possède tant de richesses économiques et agraires et toutes les ressources humaines pour décoller ?
Comment ne pas décevoir cette espérance entrevue ?
Nous ne pourrons pas dire : « nous ne savions pas ».
Françoise Parmentier,
Voir aussi dans La Croix du 28 octobre 2014 « A Bangui, face à la violence extrême »
Et dans La Croix du 7 novembre « Penser la violence en Centrafrique »
Vidéos les principaux moments de la rencontre .
Compte rendu de la soirée du 5 février 2015