Colloque Rendre visibles les invisibles – Compte rendu
RENDRE VISIBLES LES INVISIBLES
Les absents de la vie politique
Vendredi 27 mai 2016 – Maison des Evêques de France
Partenaires
Argumentaire
Des catégories sociales sont totalement absentes de la représentation politique. Leurs préoccupations ne sont pas portées et souvent méprisées. Faute de connaissance de leurs droits, nombre de personnes ainsi exclues ne réclament jamais rien et n’engagent jamais de recours. Ou bien elles se voient opposer des conditions supplémentaires non prévues par la Loi. D’où un sentiment d’exclusion voire de rejet du politique, aujourd’hui largement affaire exclusive de professionnels.
Par ailleurs, une frange importante de nos concitoyens n’exercent pas ou plus leurs droits et choisissent ainsi de s’exclure volontairement de la responsabilité citoyenne. En France, les abstentionnistes sont devenus majoritaires à certains scrutins, formant ainsi une sorte de mouvement social invisible, en marge ou en retrait du politique.
Devant une telle dégradation, un sentiment d’impuissance, voire d’indifférence, s’installe devant une telle dégradation, sans que d’autres formes d’actions, plus participatives, prennent le relais d’une gestion politique défaillante.
- En quoi notre responsabilité de citoyens et de chrétiens est-elle concernée par ces formes d’invisibilité sociale et les mécanismes qui les construisent ?
- Comment est-il possible d’accéder à la citoyenneté quand on est en situation de vulnérabilité ? A quelles conditions la démocratie peut-elle être un recours pour la représentation de celles et ceux qui n’ont pas voix au chapitre ?
- Quelles sont les motivations qui poussent certains à s’exclure eux-mêmes de la vie citoyenne ? A l’approche d’une nouvelle élection présidentielle, peut-on espérer un sursaut de citoyenneté et de responsabilité ?
Ces questions sont traitées dans les deux premières parties du colloque. La troisième partie s’attachera à explorer de nouveaux dispositifs possibles et des pistes plus participatives et plus inclusives que les formes traditionnelles de l’organisation du débat et de l’engagement. Il s’agit, en effet, d’une nouvelle révolution démocratique à accomplir dans un rapport positif à l’avenir.
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Notes de Véronique et Michel Sot
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Ouverture du colloque
*François Ernenwein – Président de Confrontations et rédacteur en chef à La Croix présente l’argument du colloque en insistant sur la volonté de Confrontations de participer à une réhabilitation du politique, d’attirer l’attention non seulement sur les exclus mais aussi (c’est une des originalités du colloque) sur ceux qui s’excluent volontairement des formes habituelles de la politique, et de réfléchir pour alimenter le débat sur les manières de réparer le monde de manière confiante.
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Introduction – Invisibilité sociale plutôt que pauvreté et exclusion
par Guillaume Le Blanc, philosophe, auteur notamment de L’invisibilité sociale (2009) et Dedans, dehors. La condition de l’étranger (2016)
L’exclusion est pensée par les sciences sociales en termes d’invisibilité, une invisibilité qui est parfois un choix mais qui est généralement subie. Il existe un lien très fort entre invisibilité et inaudibilité : l’exclu n’a plus de visage ni de voix qui soient accrédités, c’est à dire vus et entendus.
Etre ou ne pas être vu et entendu dépend d’une distribution sociale. Le fait de voir ou ne pas voir, entendre ou ne pas entendre, ne relève pas que des sens. Quand je suis dans sa salle d’attente, le médecin existe avant que je ne l’ai vu. Le SDF que je voie n’existe pas : il n’est pas vraiment là, je n’ai aucun lien avec lui. Nous rendons absent le sujet présent. L’invisible est produit comme tel par celui qui ne le « voit » pas parce que ce dernier n’a aucune vie sociale, aucun capital social : ni fonction, ni travail, ni logement etc. Je n’ai a priori rien de commun avec lui ni rien à apprendre avec lui : je suis impuissant.
L’invisible est inaudible car c’est le visage (Lévinas) qui est porteur d’une voix que la démocratie devrait prendre en compte : elle est en principe concert de voix. Or beaucoup de voix ne sont pas retenues comme comptant : les paroles sont socialement filtrées. Les sans-voix ont bien une voix mais elle se heurte au refus d’entendre, ce qui les rend invisibles.
Tout le travail critique, politique et clinique doit consister en une prise de soin (care) de la voix des fragiles. Que les fragiles, non pas retrouvent leur voix (il ne l’on pas totalement perdue) mais qu’elle soit pleinement entendue ! La « prise de parole » est une « prise de la Bastille » (Michel de Certeau). Le « parlement des invisibles » (Pierre Rosanvallon) est aussi (d’abord ?) le parlement des inaudibles.
Première partie – Accéder à la citoyenneté en situation de vulnérabilité est-il possible ?
Présidence : Jean-Pierre Duport, Confrontations,
ancien préfet de Paris et de la région Île-de-France
Murielle Bègue, sociologue,(auteure d’une thèse intitulée : Le rapport au politique des personnes en situation défavorisée : une comparaison européenne (France, Grande-Bretagne, Espagne)
Son travail l’a conduite à la rencontre des « inaudibles » par enquêtes. Elle mesure à quel point la cohésion sociale est menacée par la difficulté, dans la sphère politique, à entendre les pauvres et les exclus. Ces personnes (sauf les étrangers) sont des citoyens et n’ont donc pas à accéder à la citoyenneté (ont les droits et les devoirs de tous les citoyens) mais à son exercice. Or l’exercice de leurs droits est très difficilement accessibles (par exemple un recours à la justice), parfois ou souvent contesté (précaires profiteurs du RMI/RSA), ou même inenvisageable : être candidat aux élections, accéder à des fonctions (cela suppose que l’on soit instruit et informé).
Il est donc nécessaire que la solidarité nationale s’appuie sur d’autres données que celle des votes. L’enquête par discussions informelles permet d’entendre des personnes en situation précaire. Ces personnes cumulent les expériences qui les menacent dans leur identité : honte, dépréciation de soi car se sentent inutiles au monde. D’où un retrait ou une absence du champ politique, dû à un sentiment d’incompétence débouchant sur trois types d’attitudes :
– apathie : sentiment d’abandon. La politique n’a aucun rapport avec leur vie.
– mécontentement et rébellion devant l’injustice de leur dévaluation. Peut donner lieu à une rhétorique virulente mais généralement dépourvue de cible, exprime de grandes attentes sur la plan du chômage, du logement
– attachement aussi pour certains (il ne faut pas l’oublier) au droit de vote et à leur tradition politique.
Michel Legros, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes de Santé Publique (EHESP) ,
Vice-Président du Conseil de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES )
Sur le plan des études, on a une vision assez complète des situations de pauvreté en France (14% de la population en dessous du seuil de pauvreté avec de grandes variations selon les lieux). De nombreuses études et rapports permettent d’en mesurer l’intensité (hiérarchie des pauvretés), les évolutions (risque d’irréversibilité dans 1/3 des cas), les améliorations possibles sur le plan financier en particulier. Mais ces études précises, si elles sont de bons outils, sont généralement faibles sur le vécu des pauvres et sur le regard que la société porte sur eux (invisibilité).
On a également de bons outils associatifs dont les partenaires de cette rencontre et bien d’autres (rapports du Secours catholique, Fondation abbé Pierre etc.)
Mais cela ne signifie pas que les politiques s’en emparent suffisamment.
M. L. insiste sur plusieurs points :
– l’invisibilité n’est pas un attribut mais le résultat de mécanismes d’invisibilisation.
– la responsabilité individuelle (et pas seulement celle des politiques) est engagée dans cette question de l’invisibilité.
– les populations invisibles sont des groupes très divers, sans relation entre eux, ce qui accroît la difficulté de leur prise en compte.
Dominique Versini, adjointe à la Maire de Paris, chargée des questions relatives à la solidarité, aux familles, à la protection de l’enfance, à la lutte contre l’exclusion, aux personnes âgées, ancienne Secrétaire d’État chargée de la lutte contre la précarité et l’exclusion
Le début de son engagement politique est avec Xavier Emmanuelli médecin des pauvres, fondateur du SAMU Social en 1993. Il s’agissait d’aller au-devant de ceux qui n’attendaient plus rien. Une certaine visibilité a alors été donnée à la grande exclusion. Jacques Chirac, à l’inverse des autres politiques les a soutenus. Elle ne se pose pas en politique mais en chrétienne engagée amenée à faire de la politique avec celles et ceux qui ont la préoccupation des exclus : hier Jacques Chirac, aujourd’hui Anne Hidalgo à la mairie de Paris.
Elle ressent fortement le discrédit des politiques auprès de l’opinion : les journalistes l’écoutaient quand elle dirigeait le SAMU Social ou quand elle était Défenseure des enfants, beaucoup moins quand elle était Secrétaire d’état ou Adjointe à la Maire de Paris. Et auprès des personnes les plus fragiles : elles ont le sentiment (pas infondé) que les politiques ne s’intéressent un peu à elles qu’au moment des élections. Et pourtant il faut travailler avec tous les citoyens : il faut qu’ils s’expriment et qu’on les entende. Le plus difficile est de donner la parole aux personnes exclues pour qu’elles participent à la construction politique. Et sur ces questions, il faut aider les politiques à grandir.
Une de ses grandes préoccupations est la situation des enfants.
A Paris, 5 000 enfants sont confiés à la DAS : la moitié deviendra SDF.
22% des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté (32% dans le XVIIIe et le XIXe) et 90 % des enfants confiés à la DAS le sont en raison de la pauvreté des parents souvent isolés. Il y a 30% de mères célibataires pour les enfants desquelles les places en crèche sont des nécessités urgentes et qui ont souvent besoins de structures d’accueil mère/enfant.
Même avec 5 000 agents travaillant dans les services les choses ne peuvent avancer (et elles avancent) que lentement.
Il faut être humble (en politique aussi) mais y croire.
Deuxième partie – Qu’en disent les acteurs associatifs ?
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*Présidence : Laure Salamon, journaliste à Réforme,
hebdomadaire protestant d’actualité.
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Christophe Robert, Délégué Général de la Fondation Abbé Pierre
Il admet que globalement « on sait » et qu’il existe de bons instruments statistiques. Mais il reste des zones d’ombre. Il n’y a pas eu d’enquête nationale sur le logement depuis 2006 et sur les SDF il y en a eu une en 2001 et une en 2013. Aucune enquête sur les personnes qui vivent à l’année dans des campings, ce qui est interdit.
Mais l’invisibilité sociale est aussi le résultat d’habitudes qui se créent : on tolère aujourd’hui des familles avec enfants dans la rue, qui se sentent « non vues » et que nous ne regardons pas. Et il existe bien des formes de fragilité qui ne se voient pas touchant des personnes qui ne souhaitent pas être vues : telle personne bien mise qui cache qu’elle est au RSA jusqu’à ce qu’elle sorte sa carte de CMU à son médecin qui n’en revient pas.
L’invisibilité est souvent le résultat du découragement. Quantité de personnes précaires (1/2 à Paris) ne veulent plus appeler le 115 ; 5 % seulement des expulsés essaient de faire valoir de leur « droit opposable au logement ». On demandes au personnes fragilisées de constituer des dossiers complets et de venir aux bons guichets (la ville, le département, l’Etat ? qui est responsable ?) ce qui est un véritable parcours du combattant. La dématérialisation en cours ajoute un énorme problème pour les personnes en grande difficulté.
Que faire ? Deux points stratégiques pour la Fondation Abbé Pierre :
– investir dans l’accès aux droits en s’adaptant à la population concernée : « aller vers ». Les travailleurs sociaux n’ont jamais assez de temps ou ne sont jamais assez nombreux. Les membres de la Fondation prennent le temps (bénévoles) pour traiter des personnes
auxquelles on ne peut pas demander de s’adapter au droit et à la complexité des procédures.
– redonner la parole, qui donne capacité d’agir, aux personnes concernées. S’introduire dans l’espace béant entre élites/média et personnes précaires par l’écoute, face à des situations très complexes, dans les boutiques solidarité et dans les pensions de famille. Cela va jusqu’à l’organisation de festival de théâtre, de musique ou de cuisine) dont les personnes précaires sont les acteurs requalifiés.
Tout cela nous devons le montrer, en déduire ce que nous avons envie de dire aux politiques, qui très souvent en sont heureux.
Jean Fontanieu, Secrétaire Général de la Fédération de l’Entraide protestante
La FEP regroupe 400 associations. Il importe de travailler ensemble sur le recherche de sens : la voix et le visage sont ceux de Dieu. Mais en face nous sommes renvoyés à notre propre fragilité et ceux dont c’est le métier (les travailleurs sociaux) peuvent être en détresse. Nous sommes tous en extrême fragilité au début et à la fin de notre vie. En prendre conscience est un façon de prendre conscience de notre égalité dans la fragilité.
Sauf que certains s’en sont sortis (nous) et d’autres pas.
Comment leur redonner de la visibilité ? La visibilité passe par la parole. Elle redonne le pouvoir d’agir (dire dans une EPHAD qu’il est insupportable de dîner à 17h 30). Elle est entourée de respect (dire « vous »). Elle peut exprimer une ou des cultures différentes : festival Migrantscène organisé par la Cimade.
Mais cela va au-delà : donner du pouvoir d’achat pour ne pas être exclu delà société « de consommation » ; donner des clés pour comprendre et décider de son sort (de l’orientation scolaire par exemple ou d’avoir un enfant) ; permettre d’exprimer sa foi.
Rien de tout cela ne peut être fait rapidement : le temps long est nécessaire.
Or le temps long n’est pas celui des politiques (budgétaires) et il ne satisfait pas non plus celui la demande des associations (submergées par les problèmes immédiats). Il n’est pas non plus celui des jeunes, très généreux, qui s’engagent pour 3 mois, 6 mois, 1 an maximum.
Il faut néanmoins savoir le prendre aussi.
Troisième partie – En retrait du politique ?**
Présidence : Antoine Sondag, Confrontations
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Eric Dupin, journaliste, blogueur, auteur notamment de Voyage en France (2011),
La Victoire empoisonnée (2012), Les Défricheurs : voyages dans la France qui innove vraiment (2014/2016).
Il a cessé d’arpenter les allées du pouvoir comme journaliste politique pour aller à la rencontre des Français.
Il constate un phénomène d’éloignement du politique qui concerne de plus en plus de monde. Trois millions de citoyens ne sont pas inscrits sur les listes électorales (7% de l’électorat potentiel). Le taux d’abstention des inscrits est en croissance, même aux élections présidentielles qui « font le plein » : 15 à 17 % (des inscrits) avant 2000 ; 20 % aux dernières (1 inscrit sur 5 ne s’est pas exprimé). Pour les autres scrutins, le taux d’abstention est autour de 50 : 1 inscrit sur 2 ne s’exprime pas. En tenant compte des non-inscrits, c’est plus de la moitié des citoyens qui ne s’expriment pas aux élections. Les sondages révèlent une défiance à l’égard des politiques, d’autant plus grande qu’ils sont éloignés : 69 % des Français ne fons pas confiance au Président de la République, 59 % aux députés, 54 % aux conseillers régionaux, 53 % aux conseillers départementaux, 44% aux conseillers municipaux.
On peut noter un certain écart entre un rejet de la classe politique en général (rien de bon ni d’un côté ni de l’autre) et la reconnaissance envers telle ou telle personne politique locale, pouvant aller jusqu’à l’engagement à ses côtés, au conseil municipal par exemple.
Et de fait, bien des gens font des choses : agriculture bio, coopératives ouvrières, habitat partagé … Ce sont ceux qu’Eric Dupin appelle les « défricheurs » qui sont des originaux et non des marginaux. Ces derniers considèrent qu’ils font de la politique, souvent avec l’appui des autorités politiques locales, mais ils s’interdisent de poser la question au-delà du local : on entretient des braises et un jour viendra où le vent se lèvera et embrasera tout.
Si ces initiatives locales restent invisibles au niveau national, c’est sans doute en raison de la cécité des politiques, de plus en plus professionnels et installés dans un rapport très distancié avec la société. Mais c’est aussi en raison d’un certain localisme des défricheurs qui ne cherchent pas à se faire connaître et à mettre en discours (horreur du discours) leur expérience pour penser un changement de société. Il y a un fossé entre initiatives locales innovantes et politique globale.
La politique globale a tellement déçu et qu’il faut espérer que la politique locale reconstruise : il faudra beaucoup de temps et on n’en est pas encore là.
Jean-François Guillaume, maire de Ville-en-Vermois (54), conseiller régional
Se présente comme agriculteur, maire depuis 21 ans, qui fait de la politique sans être un politique, par passion, parce qu’il aime les gens. Il est très sensible à la fracture citoyenne, au fait que beaucoup se sentent oubliés des politiques. Or il y a diverses façons de faire de la politique. Dans son conseil municipal, on ne sait pas les positions des uns et des autres dans la politique nationale : n’est-ce pas aussi un façon de faire de la politique ? Les citoyens ont besoin de vérité, d’information et de responsabilisation.
Concrètement cela suppose de développer la démocratie participative, de faire parler les habitants, par exemple sur l’aménagement de l’espace du village pour lequel chacun à ses intérêts particuliers à confronter à l’intérêt général. Cela commence avec l’école où il faut que les enfants apprennent à réfléchir. Mais il convient aussi d’encourager la participation à la politique régionale et nationale, car le monde rural se sent abandonné des politiques. La FNSEA représente 60% des paysans en France, alors que les syndicats ouvriers, employés et cadres représentent 20% de leurs catégories.
En conclusion de cette table-ronde, Antoine Sondag revient sur les espoirs suscités par les politiques locales « qui marchent » et le rôle positif des maires. Mais les maires vont-ils changer la politique nationale ? Même question à propos des défricheurs : comment changer d’échelle, passer de micro au macro : on retrouve là les politiques dont c’est la responsabilité et la fonction. On a pointé leurs faiblesses, mais attention à ne pas être trop sévères : il y a bien des personnes qui travaillent efficacement, en des lieux publics et semi-publics, et qui font avancer les idées et les pratiques.
Quatrième partie – Pour une citoyenneté et une responsabilité qui réparent le monde
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Présidence : Marc de Montalembert, Justice et Paix
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Nadia Taïbi, agrégée et docteur en philosophie,
enseignante au lycée Jean De Lattre de Tassigny à la Roche-sur-Yon.
Rédactrice en chef de la revue Sens-Dessous.
Elle entend aborder sur le plan philosophique la question de l’invisibilité sociale.
Comment les hommes invisibles sont-ils perçus ? Ils sont invisibles en raison des catégories que l’on projette sur eux. Ils sont englués, pris dans l’environnement, dans la « pesanteur » de Simone Weil. Ils ne peuvent plus apparaître dans une catégorie sociale : la stigmatisation les fait disparaître. Leur demande est : « reconnaissez moi, reconnaissez que je suis ».
L’homme invisible est un fantôme : il ne peut pas résister à son environnement avec lequel il se confond. Il se met lui-même dans la catégorie qu’il représente. Il disparaît en renforçant son stigmate : il est pauvre, issu des quartiers, maghrébin etc. et il en rajoute.
Comment lutter contre cette invisibilité ? – En ayant le maximum de recul critique par rapport à ce concept de manière à le désintégrer et retrouver la réalité.
Claire Sixt Gateuille, pasteure, théologienne protestante
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Elle aborde la question politique par la Bible. Dans l’Ancien Testament la relation entre Dieu et le peuple pose de nombreuses questions politiques. Les systèmes politiques sont critiqués parce que Dieu est le seul souverain : le peuple ne délibère pas ; il est soumis. Mais une morale sociale se dégage, de justice en particulier, fondée dans la mémoire de la servitude en Egypte. Et l’alliance avec Dieu, la pratique de la Loi, supposent une adhésion de tous, à égalité. Mais cette éthique sociale ne mène pas à la proposition constructive d’une politique. Dans le Nouveau Testament on retrouve cette exigence d’égalité (ni juif, ni grec, ni esclave …) et de justice : Jésus porte une attention particulière aux exclus.
Claire Sixt-Gateuille s’interroge ensuite sur la citoyenneté aujourd’hui qui est problématique parce que l’on passe d’une citoyenneté fondée sur le pouvoir à une citoyenneté fondée sur le vivre ensemble. Or cette dernière suppose :
1. la reconnaissance de la personne comme membre de la nation, ce qui pose un problème pour les exclus du récit commun
2. que les personnes aient le sentiment de l’utilité de la politique (qu’elle n’est pas entièrement déterminée par l’économie)
3. qu’elles aient un sentiment d’appartenance, à une communauté, à des réseaux, à des engagements associatifs.
Pour réparer le monde, il faut réfléchir et agir au niveau individuel, au niveau collectif et au niveau institutionnel, par le plaidoyer auprès des politiques (interpellation), par la diaconie, c’est-à-dire par l’aide sociale car toute vie a du prix auprès de Dieu, et par la spiritualité : les exclus sont enfants de Dieu et ils nous évangélisent depuis les périphéries. Ce qui nous pousse à rouvrir la Bible.
Synthèse et Conclusions du colloque
par Guillaume Le Blanc et François Ernenwein
– L’invisibilité est une construction, fruit d’un processus : on ne naît pas invisible, on le devient … et on peut en sortir.
De nombreux éléments interviennent dans le processus, mais les institutions d’aide et de protection, destinées à l’éviter, peuvent contribuer à la produire si elles sont perçues comme inaccessibles et provoquent le découragement.
Il y a des degrés d’invisibilité.
L’invisibilité des exclus entraine l’invisibilité de ceux qui prennent soin des exclus.
– Pour lutter contre l’invisibilité, il est indispensable de redonner la parole aux invisibles et de considérer que cette parole est signifiante : leur permettre de retrouver « l’art de dire », c’est leur permettre de retrouver « l’art de faire ».
– La politique a des frontières et des échelles : elle est à la fois locale et mondiale (cosmopolite), mais, entre les deux, elle est nationale et c’est à ce niveau que devrait s’opérer le passage du local au mondial et que se posent de nombreux problèmes. La politique se pense dans le temps court et dans le temps long (il faut essayer de tenir les deux), entre un centre et des périphéries (qui sont créatives).
– Réparer, c’est affirmer la possibilité de maintenir (ou construire) un monde commun dans la justice. S’arcbouter dans la volonté de maintenir des situations (toutes vulnérables) est forcément voué à l’échec : il n’y a pas vulnérabilité des uns et invulnérabilité des autres. Aucune communauté ne peut être isolée, séparée des autres.
En aidant l’autre, on comprend que l’on s’aide soi-même.
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