La Turquie et la question kurde – Compte rendu
La Turquie et la question kurde
Comment et pourquoi la Turquie est-elle en proie à la violence ?
Rencontre autour de M. Hamit Bozarslan
Mercredi 25 novembre 2015 à 18H30
M. Hamit Bozarslan est docteur en histoire (Ecole des hautes études en sciences sociales EHESS) et en sciences politiques (IEP de Paris), avec une thèse sur la question kurde. Il est Directeur d’études à l’EHESS
Il est l’auteur, notamment, de : Conflit kurde (Paris, Autrement, 2009), Sociologie politique du Moyen-Orient (Paris, la Découverte, coll. Repères, 2011), d’une très remarquable et accessible Histoire de la Turquie, de l’Empire à nos jours (Taillandier, 2013, réed. en poche 2015) et de Révolution et état de violence au Moyen Orient (CNRS édition, 2015), bilan de recherches récentes sur la situation actuelle des différents états du Moyen-Orient.
++++++++++++++++++++++++++
Débat animé par : Michel Sot, Administrateur de Confrontations, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne.
++++++++++++++++++++++++++
Les notes ci-dessous ont été établies par Véronique et Michel Sot
Deux grands points sont abordés :
- Quelques clés de lecture pour comprendre la situation politique et sociale de la Turquie d’aujourd’hui.
- Comment, dans le contexte actuel, se pose la question des Kurdes en Irak, en Syrie, en Iran et en Turquie.
En 2004, la candidature de la Turquie apparaît comme un signe réel d’ouverture sur le monde occidental. En 2011, dans le contexte des insurrections arabes, Obama estime que la Turquie peut servir de modèle aux états du Proche Orient. En 2015 la Turquie est fermée, inquiète, censurée par une « restauration » : restauration de quoi ? La « restauration » est annoncée comme devant se continuer, scandée par de grands anniversaires : 2023 (cent ans de la république) : 2053 (600e anniversaire de la prise de Constantinople par les Turcs musulmans aux dépends des chrétiens) et 2071 (millénaire de l’arrivée des Turcs en Turquie. Il s’agit pour Erdogan et l’AKP d’affirmer une identité nationale officielle contre tout ce qui n’est pas considéré comme purement turc.
1 – Clés de lecture pour comprendre la situation politique et sociale de la Turquie d’aujourd’hui.
– L’idéologue de référence est le sociologue Ziyah Gökalp (1876-1924) pour qui la Turquie doit être un état fort (mâle) en fusion avec la nation turque (femelle) qui ne doit laisser droit de cité à aucune minorité. Nous sommes dans le contexte du darwinisme social : le fort élimine le faible. Gökalp fixe à l’état turc trois objectifs :
1 – la « turcisation ». La « turcité » est une essence transhistorique qui s’incarne dans des génies et des héros. Les Turcs sont une élite.
2– l’islamisation, car la société a besoin d’un système de valeur pour gérer les droits au quotidien.
3 – la « contemporanéisation ». Adopter la civilisation occidentale mais dans ses aspects techniques.
Ces objectifs affirmés déterminent en fait la pensée politique turque officielle au XXe siècle (et au XXIe) : intégrer ou exclure. La turcisation commande d’écarter les non-turcs (les Arméniens, les Grecs etc. et les Kurdes). L’islamisation est un des facteurs du génocide des Arméniens et des autres chrétiens, mais aussi des Alévis … et d’une certaine façon aujourd’hui de la lutte contre les « occidentalisés ». Quant à la contemporanéisation elle permet d’écarter de larges couches de la population rurale ignorante.
Cette construction politique (celle de l’AKP d’Erdogan aujourd’hui) intègre 50 à 60 % de la population au prix de l’exclusion du reste : d’oùla situation de violence avec le retour d’un régime autoritaire après que de grands espoirs aient été mis dans l’AKP, y compris chezles intellectuels et les militants de gauche.
– La capacité de l’AKP et d’Erdogan à se constituer en « bloc hégémonique » (Gramsci) appuyé sur des couches sociales antagonistes qui sont :
– une bourgeoisie anatolienne puritaine, née dans les années 80-90, et considérablement enrichie depuis une quinzaine d’années, en particulier dans le domaine du BTP et des mines, par commandes de l’état. Une économie de rente et un réseau de clientèle qui est le socle politique de l’AKP.
– une couche défavorisée à laquelle on explique que la pauvreté n’est pas un problème politique mais qu’elle va être comblée par la bienfaisance : et de fait, d’importantes institutions de soupes populaires ou de mariages collectifs sont très efficaces.
– un mouvement syndical, dont une confédération (de la fonction publique) est particulièrement privilégiée.
– une population anatolienne moyenne conservatrice qui a peur, issue pour moitié de l’émigration venue du Caucase ou d’Europe, favorable à un pouvoir fort qui combat tout ce qui vient de l’extérieur.
La peur est un instrument privilégié du système AKP en vue de ses victoires, ce qu’on a vu récemment.
– L’émergence d’une troisième génération au sein de l’AKP qui se re-radicalise.
Dans les années 90-2000, tandis que l’islamisme se radicalise au marges du monde musulman avec Al Qaida et l’Etat Islamique, il se déradicalise ailleurs, Maroc, Tunisie, Egypte et en particulier en Turquie. Il écarte le Djihad, accepte les frontières des traités, ne pratique pas la finance islamique et accepte un certain nombre de réformes : c’est l’AKP qui a fait naître beaucoup d’espoirs chez les intellectuels et les politiques en Turquie et dans le monde.
Depuis la fin des années 1990, une reradicalisation de l’AKP et dans une forme ultra conservatrice : plus de mixité ; partir en Erasmus en Europe est un péché contre l’islam etc. Une orthopraxie s’est mise en place portée par l’idée que l’AKP est la Turquie éternelle, dont l’autre est inévitablement l’ennemi. C’est une troisième génération (45 ans), qui a éliminé la première, qui entoure aujourd’hui le président Erdogan. Elle n’a pas connu les luttes de l’AKP contre le pouvoir de l’armée. Elle vient parfois de la gauche nationaliste et n’a rien de religieux. Elle constitue une sorte d’élite d’opportunité, bien rétribuée ou intéressée aux affaires. Elle affiche un ultranationalisme selon lequel la Première guerre mondiale, celle qui a scellé le partage de l’Empire ottoman, n’est pas terminée. La Turquie reste encerclée par des forces hostiles et il faut se battre sans pitié contre tout ce qui n’est pas elle.
– Le pouvoir d’Erdogan et de l’AKP apparaît comme un pouvoir très fort mais …
Le système AKP est peut-être moins solide qu’on ne pense. Il a introduit dans la société une confessionnalisation extrême, source de fragmentation : les manifestations de la place Taksim étaient pour partie une protestation des Alévis. Toutes les interventions autoritaires (contre les médias, dans la justice et la police) sont sources de fragmentation sociale. Les affaires de corruption, même étouffées par la censure, le palais « de mille pièces », le jet présidentiel, peuvent susciter des doutes. Et l’évolution de la situation en Syrie peut faire changer beaucoup de choses. La question kurde lui est étroitement liée.
De fait il y a un doute dans l’électorat turc : il vote pour Erdogan mais il est dépressif et inquiet.
2 – Comment se pose la question des Kurdes.
C’est une question centrale pour la Turquie, mais pas seulement pour elle. On peut estimer que les Kurdes sont 35 à 40 millions : 15 à 16 en Turquie ; 7 en Irak ; 6 en Iran ; beaucoup moins en Syrie (80 000) ; + une importante diaspora.
Les Kurdes apparaissent dans les chroniques arabes dès le VIIIe s. Ils s’islamisent et « kurdifient » un grande partie de l’Arménie historique. Au XXe s., ils ont contribué au génocide des Arméniens et sont aujourd’hui très majoritaires dans l’ancienne Turquie de l’Est et du Sud-Est. Au XVIe s. ils ont été partagés entre l’Empire ottoman et la Perse et leur identité s’est affirmée dans l’Empire ottoman du XVIe au XIXe s.
La situation actuelle résulte des partages de l’Empire consécutifs à la Première guerre mondiale, confirmés par le Traité de Lausanne en 1923. Les Kurdes sont répartis entre la Turquie, l’Irak et la Syrie (et l’Iran). Le Kurdistan, non reconnu par la communauté internationale) est un espace transfrontalier divisé. Au XXe s. les pays kurdes ont connu un grand nombre de révoltes, devenues quasi-permanentes depuis 1979 en Turquie.
Il y a tout un imaginaire d’un Kurdistan historique (avec héros, drapeau et hymne national) mais aucune frontière ni aucun centre n’ont pu s’imposer. Les divisions internes des Kurdes s’ajoutent pour faire de la société kurde une société « minorisée ». Sur le plan religieux, ils sont majoritairement sunnites (comme les Turcs), mais aussi Alévis et Yésidis, ces derniers parlant exclusivement kurde.
Depuis la fin du XXe s., on assiste à un processus d’autonomisation. Il existe un Kurdistan d’Irak pratiquement autonome depuis 1991, dont l’autonomie est de fait renforcée par Daech qui le sépare désormais de Bagdad. En Syrie, les troupes de Bachar se sont retirées des villes de l’ouest et les ont laissées aux mains d’un parti kurde, proche du PKK turc (d’où l’intervention d’Erdogan). Mais les Kurdes de Syrie résistent à Daech.
En Turquie, la guérilla dure depuis 32 ans (2004, date à laquelle les militants actuels n’étaient pas nés). Un mouvement légal dont le dernier avatar est le Parti démocratique du peuple a porté l’espoir d’évolutions pacifiques dans les relations avec le pouvoir turc entre 2013 et 2015 (11% des voix aux élections de juin 2015). La répression après juin 2015 a rallumé la violence. Pour le gouvernement Erdogan, les Kurdes pourraient être reconnus s’ils acceptent d’être les instruments des Turcs (comme ils l’ont été pour le génocide arménien). Pour les Kurdes, il ne saurait évidemment en être ainsi. D’où les complaisances d’Erdogan avec Daech, en particulier dans l’immédiat pour affaiblir les Kurdes de Syrie.
Les Kurdes sont au cœur des problèmes (et des solutions ?) du Moyen-Orient.