VIVRE LES IDENTITES culturelles, religieuses, politiques
Colloque
organisé par Confrontations en partenariat avec
la Société de Saint Vincent de Paul, Coexister, Réforme et La Croix
Samedi 6 février 2016
MAISON DES PÈRES LAZARISTES,
95 rue de Sèvres, 75007 Paris
Problématique :
La coexistence des identités religieuses et culturelles en France ne va pas de soi. La question des identités renvoie à une double crise : d’un côté une crise des valeurs et repères et de l’autre, une mise en question de la place de la religion dans la Société. On trouve – entre autre – les signes de cette situation dans le questionnement actuel sur la démocratie, la laïcité et même la république ou la nation. Cette double crise se manifeste aussi par un sentiment d’insécurité culturelle et une distance prise progressivement par bon nombre de nos concitoyens à l’égard des grandes institutions religieuses au profit de « croyances sur mesures », parfois radicales.
La difficulté et l’intérêt de ce questionnement sont dans l’interaction entre identité personnelle et reconnaissance mutuelle. Vouloir construire son identité contre l’autre peut mener à la violence. Le chemin n’est pas facile à trouver entre opposition frontale et ignorance mutuelle.
En partant d’analyses sociologiques et historiques puis d’enquêtes récentes et de témoignages et enfin de considérations sur la dimension institutionnelle des identités religieuses on tentera de dégager quelques éléments pour comprendre la place des religions dans notre société laïque et les conditions de la coexistence entre les identités religieuses et culturelles en son sein.
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Télécharger l’ouverture du colloque par Isabelle de Lamberterie Accueil
Notes de Véronique et Michel Sot
Le travail de la journée a été organisé en quatre temps :
I. Éléments d’analyse des crises provoquées par les conflits d’identité dans la société française et chez les catholiques aujourd’hui par un politologue et un philosophe : Laurent Bouvet et Paul Thibaud.
II.Constats et propositions pour différents secteurs de la société
III. Témoignages d’acteurs et de pratiques concrètes.
IV. Deux regards sur la dimension institutionnelle des identités religieuses : Ghaled Bencheikh et Claude Dagens.
I. Eléments d’analyse des crises provoquées par les conflits d’identité dans la société française et chez les catholiques aujourd’hui
Insécurité culturelle et malaise identitaire
par Laurent Bouvet,
professeur de Sciences politiques à l’université de Versailles-Saint-Quentin,
auteur de : L’insécurité culturelle, sortir du malaise identitaire français, Fayard, 2015.
En parlant d’insécurité culturelle, L. B. rapproche deux mots que l’on n’est pas habituer à lier. Insécurité est un mot très employé et désigne un sentiment ou une réalité (selon la gauche ou selon la droite) faite de vols de biens et d’agressions des personnes au premier degré, mais aussi d’insécurité sociale (Robert Castel), sorte de cancer défaisant toutes les solidarités, en raison principalement du chômage. A droite comme à gauche l’analyse de l’insécurité est reliée à l’économique qui surdéterminerait tout : dans cette perspective, « inverser la courbe du chômage » et « augmenter le pouvoir d’achat » résoudrait tous les problèmes.
Or l’insécurité est « culturelle » au sens anthropologique du terme, c’est à dire qu’elle touche l’homme dans sa globalité et pas seulement, ni peut-être d’abord, comme homo œconomicus. Autant le débat sur les questions économiques est nourri et argumenté chez les politiques, autant le débat sur les autres questions génératrices « d’insécurité culturelle » (intégration de l’islam, confiance dans les institutions, frontières, valeurs à défendre ou promouvoir) est laissé en friche, dans la dénégation ou les slogans.
C’est ce qui fait le succès du Front national. Il prend en compte et semble donner des réponses à des questions qui ne sont pas économiques. Beaucoup de nos concitoyens ne font aucune confiance aux politiques pour résoudre les problèmes économiques et sociaux (ces derniers sont perçus comme européens et mondiaux), mais ils pensent que les politiques peuvent quelque chose sur les frontières ou sur l’immigration, comme c’est le cas actuellement dans un certain nombre de pays d’Europe. Or ils ne le font pas.
La seule proposition qui fait recette n’est pas économique ni même sociale : c’est celle qui rend lisible et appréhendable le réel en revenant à une identité française nationale, une identité qui s’est construite par le haut (de la monarchie à la république) et à partir du centre pour donner « une certaine idée de la France ». Le « vivre ensemble » n’est pas dans cette tradition. Il faut y réfléchir et en débattre.
Attention dans ce débat, au « multi-culturel ». Nous sommes de fait dans une France multiculturelle, ce qui ne signifie pas qu’il faille faire passer le multiculturel dans le droit et les institutions, en faire une norme, pour s’opposer à une nation « blanche et chrétienne » plus ou moins imaginaire, de toute façon totalement bouleversée aujourd’hui et qui ne peut pas non plus être une norme. Et la question centrale est bien celle des français musulmans. Là aussi, travail et débat à faire.
Comment fait-on aujourd’hui pour construire un projet politique et culturel commun à tous les citoyens français ?
La marginalisation de l’identité chrétienne
par Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue Esprit.
Alors que les identités religieuses minoritaires se portent bien (judaïsme, islam), le christianisme est en état d’évaporation : il n’y a plus guère d’opposition mais peu de transmission et il devient une étrangeté. Il s’écartelle entre le for intérieur (avec grandes questions de la mort, de l’origine de la planète …) et l’universel. Le propos universel de l’encyclique Laudato si se termine sur des recommandations de morale personnelle. Il manque l’intermédiaire, la médiation crédible, qui est l’insertion sociale. En ce domaine, le christianisme a perdu toute consistance.
Trois analyses depuis 30 ans :
– Danièle Hervieu-Léger a analysé le fonctionnement du religieux en lui-même : quelle est la régulation du croire ? Elle circonscrit de fait le domaine du religieux et ne pose pas la question du religieux dans la société, sauf à constater la fin de la chrétienté.
– Marcel Gauchet parle de « sortie de la religion » (non pas de fin). La société est sortie de la religion qui s’est réfugiée dans le for intérieur. L’aventure du monothéisme se poursuit, de plus en plus sublime, mais sortie de la société. Or le monothéisme est dans ses origines lié à la formation des empires : le dieu unique se reflète dans l’empire. Or il a été pris en charge par un petit peuple (juif), qui n’a pas constitué d’empire, et repris dans le christianisme où Jésus a refusé de fonder un pouvoir et engagé vers cette évaporation de la religion (cette interprétation est un peu faible sur l’Incarnation note Paul Thibaud). Le christianisme et l’Eglise se sont constitués en un pouvoir différent du pouvoir politique, d’où la sublimation du religieux. En fait, saint Paul (Rom 14) avait affirmé la légitimité du pouvoir politique en lui même, mais dans l’histoire de l’Occident, la porte a été refermée par Constantin et Théodose au IVe s. dans l’Empire romain, et les peuples européens ont une histoire religieuse (chrétienne) et politique étroitement mêlées.
– Selon Charles Taylor, c’est cela qui a craqué au XVIe s. avec les Réformes où l’on a voulu unifier les vie des chrétiens sous la houlette du clergé et tout contrôler (jusqu’à la contraception au XXe s.). C. T. parle d’une « excarnation » du christianisme dans cette unification sous l’autorité de l’Eglise/clergé. C’est de là que part l’éclatement du religieux chrétien entre l’universalisme et le for intérieur : il n’a plus de prise sur le social.
Il y a pourtant eu un été de la Saint Martin entre 1925 et 1975 avec l’action catholique parce qu’une grande question politique était posée à tous : celle de la lute des classes. Or actuellement nous assistons à un effondrement du politique : il n’y a pas de grande question.
Le rôle du christianisme (des intellectuels chrétiens) pourrait être d’en poser et ainsi de conforter le politique.
– Rappeler que pour Max Weber la politique comporte le goût de l’avenir, alors qu’aujourd’hui elle est de l’ordre de la fatalité (mondialisation, PMA-GPA) à laquelle la politique devrait s’adapter. La politique n’a plus de but.
– Orienter vers l’universel mais à partir de sujets politiques dans leur diversité.
– Redire que la politique est une création et non pas un alignement sur une fatalité. Le rôle du politique est de créer du commun dont nous avons besoin.
Nous avons un problème de présentation de la révélation chrétienne.
Elle s’inscrit dans le prolongement du prophétisme qui est l’essence même du judaïsme et une tentation actuelle est de croire que nous sommes directement dans l’universel. Or le tombeau était vide au matin de Pâques : la foi chrétienne doit être une perpétuelle réinvention, recréation. La religion ne parle pas du passé ou de l’avenir mais d’un faire aujourd’hui, d’une mise en œuvre de l’autonomie humaine. La Révélation a lieu dans l’histoire et se prolonge dans l’histoire, l’espérance et la création d’un avenir. Le malheur du christianisme est peut-être de l’avoir oublié et de s’être comporté un peu comme un islam.
II Vivre les identités : constats et propositions pour différents secteurs de la société
Table ronde présidée par Patrice Rolland, professeur émérite de droit public, membre du groupe Société, religions, laïcité (CNRS).
Charles Conte, chargé de mission à la Ligue de l’enseignement.
Les principes de base de la Ligue sont laïcité, égalité, diversité. La question se pose très concrètement dans les séjours de vacances : 150 établissements touchant 400 000personnes.
Elle est posée principalement par des musulmans à propos de signes religieux (le voile) et du régime alimentaire (hallal). La Ligue a établi un guide de la laïcité pour les séjours de vacance reposant sur le principe qu’il ne doit pas y avoir de réponse particulière pour une communauté religieuse mais une réponse commune à toutes. Il distingue aussi entre les salariés auxquels s’appliquent les règles du droit du travail (peuvent porter des signes religieux s’ils ne sont pas en mission de service public) et les jeunes accueillis dont la liberté religieuse doit être respectée. Pour ce qui est des repas, le principe est que tout le monde doit pouvoir se restaurer normalement : donc menus diversifiés permettant un choix et pas de « repas de substitution » pour telle ou telle communauté. Il y a eu très peu de conflits sur ce point.
La réflexion sur les identités culturelles est un des grands chantiers de la Ligue. Elle récuse tout multiculturalisme normatif qui figerait les communautés et les mettrait à part du droit républicain. Elle porte un regard positif sur les diversités culturelles. Elle a une revue dédiée au dialogue interculturel, comporte 27 000 associations et soutient des festivals interculturels : Jazz à Marcillac ; musique et danses de tout les pays du monde à Montignac.
Edith Arnoult-Brill, ancienne vice-présidente du Conseil économique, Social et Environnemental ; rapporteure de l’avis du CSCE sur « Le fait religieux en entreprise » (2014).
De nombreuses questions sont posées mais il y a finalement peu de conflits : 6 % des cas sont des « cas bloquants ». On s’aperçoit que le droit est très mal connu et qu’une fois qu’il a été examiné et expliqué il est finalement bien reçu. Les cas bloquants sont des cas de relations entre collègues, hommes/femmes en particulier. En face, les dirigeants d’entreprise ont trois stratégies :
1. Le déni : au nom de la non-ingérence dans le privé, tenir à distance le fait religieux. Ce qui revient à renvoyer le problème aux cadres de proximité.
2. L’acceptation de toutes les demandes au nom de la paix sociale. Ce qui amène à des pratiques illégales : regroupements communautaires à la cantine, discriminations homme/femme.
3. Action au cas par cas, sans se soucier de l’ensemble (des non-revendiquants).
Aucune de ces trois stratégies n’est pertinente, ce qui ne signifie pas qu’il faille recourir à une nouvelle loi.
Le rapport préconise un mode de régulation interne à l’entreprise pour maîtriser en amont le risque de discrimination et de donner aux dirigeants informations en fonction de ce qui se fait déjà dans certaines grandes entreprise (EDF, IBM, Casino). Pour les PMI/PME, cela devrait se faire par branches. L’important est de mettre les partenaires sociaux autour de la table car le droit actuel comporte des réponses incontestables sur la plupart des points soulevés de respect de la liberté religieuse. La méconnaissance du droit en ce domaine pèse sur les entreprises.
Haoues Seniguer, maître de conférences à l’IEP de Lyon, spécialiste de l’islamisme au Maroc.
– Observations sur l’islam en France
– La mondialisation accélère la circulation des idéologies et des représentations. Elle génère un choc des imaginaires. Il est difficile de considérer a priori l’islam comme un problème, et pourtant la vision fantasmée que l’on en a de l’extérieur fait qu’il paraît impossible à intégrer dans la société française.
– Les violences meurtrières du Moyen-Orient jouent un rôle important dans cette vision fantasmée. Or ces violences sont conjoncturelles et elles ne peuvent pas être reliées à une essence de l’islam ou de l’arabité qui conduiraient nécessairement à la violence (essentialisme).
– Le champ de l’islam en général et en France en particulier est très fragmenté et diversifié : le CFCM, tentative administrative d’unification, est décrié par tous les musulmans. Des idéologies diverses circulent dans le monde musulman. Certaines formes d’islam entretiennent des porosités avec les violences, ce qui ne permet pas de désamorcer la violence de Daech.
– Pourtant les lignes bougent, notamment sur la question de la laïcité. La nécessité de distinguer le politique du religieux est développée par un théologien marocain lecteur de Maritain. La crise actuelle peut être l’occasion de repenser les rapports entre islam et politique. Même des néo-salafistes promeuvent des séparations plus affirmées.
– En France, le rejet de la notion d’islamophobie par le Premier ministre est perçu par de nombreux musulmans comme un refus de voir les rejets antimusulmans. Nommer les choses les rassurerait.
III. Vivre les identités : témoignages sur des pratiques concrètes.
Table-ronde présidée par Dominique Quinio, ancienne directrice de La Croix
François Blin, médecin réanimateur retraité de l’hôpital de Gonesse, Président de la Fédération européenne des Associations de médecins catholiques.
Le principal problème qu’il a rencontré au quotidien est celui des langues : 60 à 80 langues pour lesquelles il faut des interprètes souvent bénévoles, si possible des proches des patients, mais aussi des professionnels en particulier pour les choses graves. Les associations culturelles peuvent jouer un rôle important. Les problèmes religieux sont compliqués du fait que les religions ne sont pas ce que nous croyons et qu’il y a des avis très différents à l’intérieur des grandes religions répertoriées.
Des cas auxquels il s’est trouvé confronté :
– refus de transfusion (en particulier des Témoins de Jéhova)
– visites intempestives dans le service de réanimation : toute une famille qui veut entrer.
– fin de vie : volonté des Séfarades d’être là au moment précis de la mort ; très long rites shinto
– refus de traitement : refus de l’insuline (autrefois de porc)
– problèmes homme/femme : refus de césarienne par le mari ; refus d’examen gynécologique par un homme ou de touché rectal par une femme ; demande de certificat de virginité ; demande de réfection d’hymen.
Des enseignements sur ces points ont été mis en place.
Radia Bakkouch, étudiante, présidente de l’association Coexister
Elle a 24 ans, est étudiante en Relations internationales spécialisée sur le Moyen Orient et vient d’être élue présidente. Coexister a été fondé il y a 7 ans et réunit croyants de toutes religions, athées et agnostiques, qui s’engagent sur un socle commun pour mieux vivre ensemble : unité, diversité, altérité, sincérité, laïcité, liberté. 2000 adhérents, 600 membres actifs dans 30 villes de France, 7 salariés et 35 jeunes en service civique.
Donne l’exemple d’une jeune fille musulmane qui s’est présentée pour travailler à Coexister en respectant tous les principes du socle commun et qui refusait la musique, l’entrée dans une pièce ou il y a de l’alcool (par exemple une église) et voulait garder son voile : elle a été acceptée et elle est à 100% engagée dans Coexister. Elle mûri dans son identité religieuse, a écarté le superflu qui faisait son repli identitaire. En rencontrant l’identité des autres elle a fait grandir son identité.
Exemple analogue d’un athée qui fait volontiers des blagues sur l’existence de Dieu et qui, en côtoyant des croyants, cesse et estime les croyances tout en conservant ses convictions.
Coexister entend être un lieu de dialogue pour apprendre à mieux se connaître, l’autre et soi-même. Ses membres sont d’accord sur le fait que leurs croyances ou non-croyances sont différentes mais qu’ils peuvent agir ensemble dans la société.
Par la solidarité (dons du sang, maraudes alimentaires …) mais surtout par la sensibilisation en milieu scolaire en particulier : montrer que c’est possible et à quel les conditions. Une formation pour cela a été mise en place. Les interventions sont très nombreuses, dans l’enseignement privé d’abord mais de plus en plus dans l’enseignement public.
Elle indique que dans leurs interventions elles rencontrent des propos antisémites de la part de 35 % des élèves (complot, richesse) et que les professeurs préfèrent que l’intervenante de Confrontations ne soit pas voilée.
Alain Seksig, ancien directeur d’école, inspecteur d’académie.
Quand il était jeune instituteur à Belleville (Paris) au début des années 1970 on ne parlait jamais de laïcité ou comme d’une affaire ancienne. Mais on a commencé à d’intéresser aux questions d’identité des élèves « autres » (au point d’oublier de s’occuper de « la nôtre » et surtout de celle de l’école). Dans cet esprit ont été mis en place par les autorités de cours de « Langues et cultures des pays d’origine » qui ont eu pour effet de différencier des communautés à l’intérieur de l’école et aussi à l’extérieur : une sorte d’assignation à résidence culturelle de chaque enfant. Nous les confortions dans ce que nous estimions, nous, être leur culture d’origine. La première affaire du « foulard islamique » en 1989 en est l’aboutissement.
Sur cette question emblématique on a louvoyé de 1989 à 2004 et à la commission Stasi. A. S. pense qu’en étant fermes sur les principes « aucune querelle ne devrait pénétrer dans les classes selon le mot de Jean Zay.
Bertrand Ousset, président des Conférences Saint Vincent de Paul
La Société de saint Vincent de Paul, fondée en 1833, est une société de laïcs multiconfessionnelle dans ses participants. En droit canonique, elle est une « association de fidèles privée » et ne relève donc pas de la hiérarchie catholique. Son caractère laïc peut la mettre en conflit avec l’Eglise (le clergé) : certains curés ne comprennent pas qu’elle ne soit pas un service paroissial et il y a des tentatives de mise sous contrôle. Mais son nom peut la rendre suspecte à telle administration d’état ou à telle collectivité locale. La plupart des difficultés (refus ou suppression de subvention, de local …) au nom de la « neutralité » peuvent être surmontées juridiquement parce que la Société est « reconnue d’utilité publique », mais à condition que le refus soit notifié. La principale difficulté vient des discriminations de fait (non formulées) qui se multiplient ces derniers temps.
IV. Deux regards sur la dimension institutionnelle des identités religieuses
Pour une refondation de l’islam en France
par Ghaled Bencheikh, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix.
2015 a été annus horibilis tant pour le citoyen que pour l’homme de foi. Et on ne peut pas se satisfaire de « cela n’a rien à voir avec l’islam ». Le temps est venu de l’analyse (ce qui n’est pas excuser ou justifier).
Il y a un corpus de la violence dans lequel puisent les criminels. Il y a une tradition standard d’accueil dans l’islam, mais aussi de polémologie virulente. Il y a un humanisme arabe en contexte islamique, mais une séquence « entre Descartes et Freud » a été ratée. Les musulmans ne sont pas seuls dépositaires de la vérité et, du point de vue intellectuel, la crise peut être salvifique. G. B. appelle à une refondation de la pensée islamique. Il faut pour cela sortir de la pensée magique et de la religion d’autorité.
Trois chantiers titanesques sont devant nous :
– celui de la laïcité (distinction du politique et du religieux), du pluralisme, de la liberté de conscience et de religion. Il y a un point aveugle dans la pensée islamique qui est celui de la liberté.
– celui de l’égalité foncière, par delà le genre, les options diverses, les religions.
– celui de la désacralisation de la violence : on ne peut pas convoquer les forces célestes au service des forces terrestres contre la dignité humaine.
Les antidotes à la radicalisation sont à trouver par l’éducation, la culture, l’ouverture à l’altérité, mais aussi à la beauté, extérieure et intérieure, qui flatte les sens et élève l’âme.
Cela n’est pas définitivement interdit aux peuples arabes et musulmans parce qu’ils ont cela dans leur patrimoine aussi. Ils faut qu’ils l’inventorient et le connaissent dans sa richesse, dans une toute l’aire méditerranéenne. G. B. se présente en témoin de cet héritage arabo-musulman et judéo-islamique, dont il faut explorer les ressources. Il ne s’agit pas de brandir les versets coraniques hors contexte mais bien d’interroger le statut global de la Révélation pour aujourd’hui. C’est un travail intellectuel qui suppose de transgresser les tabous, de déconstruire les amoncellements des commentaires sur les commentaires, de déplacer les études du sacré vers d’autres disciplines, de dépasser les systèmes juridiques (qui sont de plus en plus ébranlés) pour laisser place à l’émergence du besoin d’immanence. Il faut une quête solidaire du sens de l’avenir.
A une question sur le CFCM, G. B. répond que c’est un échec patent et qu’il n’appartient pas à la République de dire ce qu’il faut faire en matière religieuse : il y a la loi et la République ne doit pas céder aux demandes de révision communautaristes. Sa mission est de réguler : elle doit assurer la liberté de croire et de ne pas croire ou de changer de religion.
Crise de la laïcité et différence chrétienne.
par Claude Dagens, de l’Académie française, évêque d’Angoulême pendant 22 ans.
Deux phénomènes massifs dans le paysage culturel actuel :
– la présence affirmée des religions sur la place publique, qui apporte un démenti très réel à la sécularisation victorieuse prédite par les sociologues il y a une trentaine d’années. Les religions se manifestent en s’appuyant sur leurs sources et non pas sur leur réalité sociale, en particulier la religion juive qui se juge en danger et la religion musulmane qui est jugée dangereuse. Tandis que la religion catholique est de plus en plus mal connue et souvent perçue comme appartenant au temps des cathédrales.
– une crise de la laïcité en quête de fondement, puisqu’elle n’est plus affrontée à la tradition catholique mais à l’islam. Elle se croit obligée de devenir plus qu’un cadre institutionnel et plutôt une religion civique qui devrait réunir tout le monde. Or cette laïcité a du mal avec une République désacralisée et elle est récupérée par les écuries présidentielles, les élections présidentielles étant le seul horizon au milieu d’un vide politique.
Comment les comprendre ? En 2005 le centenaire de la loi de 1905 a été célébré de façon totalement apaisée, Jean-Paul II allant jusqu’à dire qu’elle faisait partie de la doctrine sociale de l’Eglise. Dix ans après, les choses ont changé pour trois raisons :
1. L’effet des années 1965-1975 où l’accent a été mis sur la transmission (la pédagogie) avec un souci dominant des méthodes, sans s’interroger sur l’acte de transmission de ce qui nous précède qui doit reprendre, dans un souci affirmé du présent et de l’immédiat, l’avenir étant vécu sur le mode de l’incertitude. Or la religion chrétienne est tradition : Dieu se dit dans l’histoire (cf. de Lubac). La tradition n’est pas faite pour conserver mais pour transmettre (c’est le sens du mot).
2. L’émergence de la religion musulmane. Mais avec d’immenses écarts de conviction, de pratiques, d’origines, de cultures et donc une très grande difficulté à avoir des représentants. Ce qui a des conséquences considérables pour la société française qui connaît peu l’islam où les pratiques sont souvent plus importantes que le contenu, où il est difficile de distinguer les signes extérieurs des croyances dites intimes, le public du privé. La tradition laïque a du mal à réaliser ce qui caractérise l’islam et cette religion est souvent jugée à travers des images violentes souvent venues de l’extérieur (terrorisme, guerres au Moyen Orient).
3. La crise de la laïcité : on se crispe aujourd’hui. Pas d’aumônerie catholique par peur que les musulmans en demandent une. Appel au législateur en idéologisant la laïcité. Mais la principale difficulté est l’ignorance des faits religieux constitutifs de l’histoire : depuis le célèbre rapport de Régis Debray sur l’enseignement du fait religieux à l’Ecole, rien. Or une des exigences de l’éducation devrait être de donner aux jeunes des raisons pour rendre compte de leurs fois ou de leur non-foi.
Quelle responsabilité pour les catholiques ?
Manifester la différence chrétienne en allant aux sources de la nouveauté chrétienne, en se fondant sur l’émergence du christianisme dans la société païenne antique. Le modèle n’est pas une chrétienté ni une Eglise du XIXe s. idéalisées, sinon nous nous présentons comme des survivants.
La différence chrétienne peut se décliner en trois points :
– Le christianisme n’est pas d’abord une religion du Livre mais de la Parole créatrice, Parole de Dieu devenu chair de notre chair. Dieu est venu dans le monde pour l’assumer dans sa totalité. Il nous appartient de nous situer sur le terrain de notre humanité commune pour y percevoir la présence de Dieu. Dans l’Antiquité tardive, le christianisme empêche de désespérer du monde.
– La foi au Christ implique une dimension universelle, une ouverture à la totalité du monde (cf. Lettre à Diognète, fin du IIe s. : le chrétien est dans le monde ce que l’âme est dans le corps). Les chrétiens, quel que soit leur nombre, sont l’âme du monde. Ils ont un rôle d’accueil, de prière et de fraternité.
– Le refus du dualisme. C’est le combat d’Augustin contre les manichéens : pas de regroupement des purs qui seront sauvés et malheur à ceux qui ne partagent pas notre religion, notre interprétation. Le dualisme resurgit aujourd’hui dans le monde catholique et peut couvrir des débats politiques.
Comment y résister : s’expliquer entre évêques et entre chrétiens, mais surtout ne jamais rêver d’un achèvement de l’histoire (avec triomphe du catholicisme), ne jamais dire ni penser « malheur aux vaincus ». Maintenir fermement l’exigence chrétienne de nouveauté pour la défense de notre humanité commune, qui est notre combat.
Eléments de conclusion par Guy Coq, philosophe, administrateur de Confrontations.
1. Il a urgence à resituer les débats sur le religieux dans le contexte historique : l’histoire est en retard si elle est amputée du religieux.
2. Multiculturalisme : bien distinguer le fait du multiculturel, d’un multiculturalisme qui serait une norme. Les deux sont souvent confondus et renforcent les identités fermées, tournées vers elles-mêmes, aux dépens de ce qui est commun et qui doit être le projet politique.
3. La nation est revenue en force sur le plan émotionnel mais il faut aller plus loin pour en faire un projet et non un retour en arrière. Nous avons besoin d’un lieu intermédiaire entre l’individu et l’universel. En niant la culture nationale on manque une partie de ce qui fait le ciment de la société.
4. Laïcité : On lui demande de tout faire et les tentatives pour l’instrumentaliser sont nombreuses. Il faut s’en tenir à la loi de 1905. C’est d’ailleurs en gros ce qui se passe à quelques débordements près.
5. Intégration : il nous faut passer de l’interreligieux au faire commun pour faire face à la désaffiliation politique à l’égard de la communauté nationale et recomposer un espace commun.
6. Christianisme : il est appelé à conforter le politique et non à le dominer (Paul Thibaud) ; il doit renouer avec son histoire et dépasser son « excarnation » moderne (Claude Dagens).